Tamino
L’éclosion de Tamino suffirait à convaincre même les plus agnostiques d’entre nous que toute chose est prédestinée. C’est à l’adolescence que ce petit-fils du grand Muharram Fouad, l’un des chanteurs les plus connus d’Égypte, s’est mis à la guitare après avoir découvert un instrument à résonateur dans le grenier de son grand-père. Un instrument dont il joue au côté de son oud, tissant le lien avec son héritage culturel afin de mieux comprendre et exprimer son présent émotionnel. Lorsque Tamino, visage sculpté à en faire pâlir Euclide, évoque tout le mystère et les merveilles du monde, chante à propos de romance et d’abandon, de ses angoisses et espoirs, il est évident qu’il parle en connaissance de cause, se posant sur autant de moments vécus avec sa voix aussi puissante que délicate, aussi captivante que réconfortante. C’est ainsi que l’univers musical qui enrobe Sahar, son envoûtant second album, prend vie, comme si Tamino était né pour chanter ces chansons et nous étions destinés à en être les témoins.
Il y a cinq ans, Tamino est devenu une star malgré lui dans sa Belgique natale, catapulté sur les devants de la scène après avoir remporté un tremplin sur la radio nationale. Il s’était toujours imaginé délivrant ses chansons intimes dans un cadre tout aussi confidentiel, mais le voici désormais à jouer devant des foules en extase, comptant Colin Greenwood du groupe Radiohead comme fan inconditionnel, au point de l’accompagner sur scène et en studio. Amir, un premier album long format aussi immersif que grandiose, porté par une musique énergique et une grande amplitude vocale (qui lui a valu de nombreuses comparaisons à Jeff Buckley et bien sûr à son grand père) avait galvanisé la star en devenir. Avec ce tout nouveau recueil de chansons aussi singulières que délicieuses, Tamino lie les traditions folks arabes et européennes avec une grande sensibilité, façonnant une série de merveilles musicales résolument ancrées dans l’ère moderne.
Tamino, de nature plus timide et sensible, qui se décrit comme un solitaire, est le premier surpris par l’engouement international qui a suivi la sortie du premier album. Il réalise aussi qu’il devra s’octroyer une longue période hors des projecteurs afin de pouvoir en écrire la suite. Fin 2019, il investit son appartement à Anvers, un petit cocon confortable avec juste assez d’espace pour accueillir un piano (son premier instrument), un petit kit d’enregistrement et sa collection de guitares qui inclut cette pièce rare à résonateur. Bien que ses acrobaties vocales lui aient valu de nombreuses louanges, cette nouvelle configuration intimiste lui permet de se limiter à susurrer ses pensées, en harmonie avec le calme de la petite pièce et avec ses idées afin de plonger en profondeur avec ses mots et sonder ses humeurs. Seul à la maison, il explore le oud, un type de luth originaire des pays arabes, dont il avait souvent entendu parler et dont il apprend à jouer par l’intermédiaire d’un réfugié syrien dénommé Tarek Alsayed. C’est au moyen de cet instrument traditionnel qu’il puise alors dans ses racines. Dans son studio de fortune, Tamino distille ses nouvelles créations subtiles et sincères improvisées à l’oud, autant de réflexions lui permettant de questionner sa bonne étoile dans la vie comme en amour et ses angoisses à propos du monde. Il collecte ainsi une dizaine de maquettes toutes en phase avec ce qu’il ressent au fond de lui-même, toutes fidèles à sa véritable voix. Ainsi, lorsqu’il envoie finalement ses chansons à PJ Maertens, son producteur historique, également ingénieur son en live et fidèle compagnon, il est parcouru par un sentiment de capitulation, en laissant finalement quelqu’un entrer dans ce monde vulnérable qu’il avait cultivé seul chez lui, pour contempler tous ces sentiments, toutes ces chansons ainsi exposées.
Entouré d’une équipe de choc composée de musiciens accomplis tels que Colin Greenwood à la basse et Ruben Vanhoutte à la batterie, Tamino a su préserver toute la candeur et la proximité initiale des 10 chansons choisies. Avec Sahar, l’auditeur est immergé pendant 45 minutes dans cette petite pièce, invité à entendre le monde tel que Tamino l’a vécu pendant ces quelques années. Sahar, de l’arabe signifiant ‘juste avant l’aurore’, est un distillat attendrissant de son apprentissage réservé, augurant un nouveau chapitre pour ce jeune artiste au talent sans limite.
Les moments candides abondent de part en part de l’album où la délicatesse et la puissance fusionnent dans un ouroboros émotionnel (une sensibilité soutenue par le mixage d’une grande partie de l’album par Jonathan Low au Long Pond studio d’Aaron Dessner). “Cinnamon” est une ode acoustique dépouillée au brassage des sentiments de plaisir et de confusion inhérent à l’existence – la luxure, les fumées de cannabis, avant de se recroqueviller dans une série de questions pertinentes sur ce que l’on souhaite de nous-même et de chacun. Par-delà les refrains aériens ou les cuivres gras, la mélodie magnétique exprime parfaitement ce sens très moderne de l’ennui extasié. “Only Our Love”, gracieusement enrobé de cordes électriques battant la mesure, sonne comme une confession naïve, un aveu qu’il a succombé à l’adoration, décrivant tout ce qui l’enchante dans sa compagne de longue date – son empathie, son côté extraverti, son énergie – avant d’admirer ce qu’ils prévoient d’accomplir ensemble.
Entre des volutes hypnotiques de cordes pincées, influencées par son apprentissage des rythmes flamenco, Tamino accueille les nouvelles aventures et explorations à bras ouverts, comme sur l’ouverture “The Longing”, une chanson qui encourage à suivre chaque aspect de sa personnalité. “Try to believe me”*, chante-t-il, d’un falsetto qui virevolte soudainement tel un feu d’artifice multicolore. “Hid away, your longing will only grow.”**. C’est un sentiment de supplication tout aussi fort qui anime “The First Disciple”, un songe au son de l’oud sur l’existence de l’ombre et de la lumière, de la pureté et de la corruption, inspiré par ses années passées à ruminer les écrits et le mode de vie désaccordé de Kahlil Gibran. L’album contient certes des ornements flamboyants – des sons de batterie angoissants, des cordes pressantes – mais c’est le sentiment d’être figé dans le temps au côté de Tamino dans cet espace diminutif qui domine. On l’imagine ainsi puiser dans ses sentiments les plus tendres pour découvrir qui il est, tentant de naviguer notre instant infiniment compliqué sur Terre en tant qu’individu imparfait.
En effet, Sahar est complété par plusieurs moments grandioses, des instants où – avec l’aide de PJ Maertens et de Jo Francken à la co-production – Tamino fait appel à son expérience engrangée sur les scènes de divers continents devant des milliers de spectateurs. “Fascination” où il ausculte toutes les qualités qu’il adore chez sa compagne et qu’il ne possède pas lui-même, rapporte ces infimes tranches de vie domestiques – regarder la télévision ensemble et observer les réactions différentes de chacun à la même scène. (En l’occurrence le flamand rose coincé dans le sel dans un épisode du documentaire Our Planet). Finalement c’est tambour battant et avec un crescendo d’harmonies qu’elle se transforme en une expression explosive d’admiration et de gratitude, une chanson d’amour d’émerveillement absolu. Et bien que “A Drop of Blood” débute comme un maqam traditionnel, avec Tamino interprétant au-dessus de nappes d’oud élaborées, c’est un torrent de cordes ténébreuses et des sifflements électroniques qui reflètent finalement sa lutte intérieure et avec sa foi. Un questionnement au plus profond de son âme sur sa véritable identité.
Pendant une grande partie de sa jeune carrière, Tamino a été perçu comme la relève des figures mythiques qui l’ont précédé – la légende égyptienne qu’est son grand-père, la voix en or de Buckley, l’avant-gardiste Radiohead. Autant de comparaisons certes flatteuses, mais qui viennent avec le poids de l’histoire et du précédent. Sahar représente le moment où Tamino semble se révéler tel qu’il est, par un avènement qu’il aura lui-même convoqué.
Tamino était pleinement conscient quelques années auparavant, qu’il aurait besoin de se consacrer ce temps pour vivre, grandir et être sans se focaliser sur sa carrière soudaine. Avec ces 10 remarquables chansons, son développement – en tant que compositeur, interprète, penseur et humain – est une confirmation comme autant de rappels de tout ce qu’il y a encore à apprendre, de tout ce qu’on peut encore devenir. Sahar documente l’éveil personnel de son auteur marquant un nouveau jour pour Tamino ; l’auditeur, lui, pourra s’y plonger comme dans une carte.
ndlr:
* Essaie de me croire
** À se cacher, votre désir n’en sera que plus ardent.