Cass McCombs
J’ai su dès la première minute que je chanterais « Karaoke » pour le restant de mes jours. Deuxième chanson de Heartmind, le dixième album de Cass McCombs, « Karaoke » est un joyau power pop typique de l’artiste. Guitare au staccato bondissant, vapeurs électro et mélodie parfaite pour chanter, frapper dans ses mains ou danser : Cass se trouve un endroit bien à lui à la croisée des Go-Betweens, des dB’s et de The Cure, et y rayonne comme un phare. Et puis bien sûr il y a les mots, taquins mais chagrins, de la chanson, – l’amant qui accomplit les gestes d’engagement les plus sacrés mais dont les sentiments ne sont peut-être guère plus profonds ou sincères que ceux de quelqu’un qui lirait les paroles de « Vision of Love » ou « Stand by Your Man » sur l’écran de télévision d’un bar bondé.
Du coup, après avoir chanté tout seul sur « Karaoke » pour la centième fois alors que je traversais le pays en voiture, j’ai eu besoin de demander à Cass comment les choses s’étaient passées exactement : cœur brisé ? amour légitime ? Il a fait une pause, il a réfléchi et puis il s’est mis à rire. « Bonne question, a-t-il répondu tranquillement. Ni l’un ni l’autre ? » Ou peut-être, a-t-il dit finalement, les deux ? C’est, en tout cas pour moi, le grand bonheur de Heartmind, un album dont les huit titres résonnent comme un voyage parmi des émotions multiples, façonnées en quelque sorte pour répondre à chaque auditeur, quelles que soient ses attentes, et refléter ce que chacun apporte à ces morceaux incandescents et tragicomiques. Cass a planté le décor, mais nous sommes les héros et les méchants, les vainqueurs et les perdants, les blagues et les ratés. Il ne veut pas nous apporter les questions, et encore moins les réponses.
Par exemple, le soldat au cœur de la douloureuse épopée country « Unproud Warrior » a-t-il abdiqué sa responsabilité ou l’a-t-il finalement revendiquée ? Alors que les percussions s’affolent et que les cuivres soupirent au pied du « Krakatau », acceptera-t-on qu’on peut être purifié sans être tué, ou devenir meilleur que ce qu’on est déjà tout en restant soi-même ? S’identifie-t-on au fait d’être fasciné depuis si longtemps par la musique qu’elle a fini par nous vider nous aussi, comme le suggère (peut-être ?) Cass dans le premier morceau, « Music Is Blue » ? Ce ne sont que quelques-unes des questions qui me passent par la tête à l’écoute de Heartmind, mais je ne sais même pas si elles sont bonnes. Pourtant, je peux maintenant chanter en chœur chaque parole.
Il est possible de partager au moins un certain nombre de faits élémentaires à propos de Heartmind, des indices logistiques susceptibles d’orienter à leur tour vos propres questions : Cass a enregistré ces chansons au cours de plusieurs sessions sur la côte Est et la côte Ouest, à Brooklyn et à Burbank. C’est le génial Shahzad Ismaily qui a enregistré « Unproud Warrior » et quatre autres chansons de l’album, mais il a aussi été très souvent à la basse. Buddy Ross a enregistré « New Earth », un hymne au renouveau futur de l’humanité, émaillé de plusieurs vannes bien senties. Ariel Rechtshaid, qui collabore depuis une douzaine d’années avec Cass, depuis l’album Catacombs sorti en 2009, a su capter son jeu de guitare sur « Belong to Heaven », une réflexion sur ce que nous perdons tous quand, à l’inéluctable fin, un ami de longue date disparaît. Le fidèle Rob Schnapf (producteur de Mangy Love, le premier album de McCombs chez ANTI-) a mixé et combiné l’ensemble.
Wynonna Judd (oui oui, Wynonna Judd elle-même) contribue aux accords, tandis que son partenaire Cactus Moser apporte le lap steel. Joe Russo, Kassa Overall, Danielle Haim, Nestor Gomez : inutile de vous dire à quel point tous ceux qui participent à cet album sont bons, vous l’entendrez par vous-même lorsque vous écouterez.
En parlant d’entendre par soi-même, voici comment j’entends au moins certaines de ces chansons : « Unproud Warrior », avec Wynonna, est un hymne indispensable pour notre époque, où tout le monde paraît avoir son opinion sur les informations cruciales du jour sans jamais savoir ce qu’il faut faire. Invoquant Stephen Crane, S.E. Hinton et les fast-foods, cette chanson, avec son élégance country, se présente comme une allégorie de notre perception et des responsabilités que l’on prend. « New Earth » célèbre un renouveau envisageable une fois que l’humanité en aura fini avec ses conneries, lorsque toute notre provisoire folie s’autodétruira sur une période suffisamment longue pour laisser à la nature le temps de se régénérer. Désolé mais ici vous allez fredonner les prédictions de votre propre effondrement. Avec les mêmes ingrédients roots que « Unproud Warrior », « Blue Blue Band » prend le relais de la suite Ruination Day de Gillian Welch, où faire don de soi au divertissement implique toujours au moins une part d’autodestruction. Cass chante aussi que le bassiste, Fritz, « fait une popote plus chaude que du gruau » (“ccoks it hotter than grits”), ce qui est à peu près tout ce qu’un Sudiste a besoin d’entendre pour aimer une chanson.
Je le répète : hormis sur le sujet des featurings, il est possible que je me trompe sur toute la ligne à propos de ces chansons. Encore une fois, désolé. Là où j’entends de l’humour noir, vous pourriez entendre une douleur implacable ; là où je perçois du cynisme, vous pourriez ressentir un nihilisme déchirant. Et c’est, d’une certaine manière, l’objectif de Cass : écrire des chansons qui parlent de son époque, et puis laisser les autres décider comment (et si) elles parlent de leur époque. Offrandes sincères pour temps absurdes, ce sont aussi des aveux de fragilité drôles, en des circonstances qui semblent souvent trop tendues pour un simple rire. Avec Heartmind, Cass McCombs initie la série des albums à deux chiffres de sa carrière, phénomène raririssime pour tout songwriter. Plus rare encore, cependant, est le fait que Cass ne semble pas s’être installé confortablement dans un son ou un style, où il mettrait en chanson la même pensée deux fois (voire simplement une fois).
Une dernière chose que je peux dire avec certitude ? Pour Cass, il n’a jamais été question de karaoké.
Grayson Haver Currin