Au départ Re Eff (prononcer Ri Èf) est une somme de textes. Cent cinquante pages que Julien Gasc a écrites en s’initiant à l’art du cut-up, acte littéraire et politique de contre-fiction suivant la méthode de William Burroughs. C’est aussi la réponse de Julien Gasc à l’isolement de 2020, alors qu’il s’était réfugié dans le Sud-Ouest avec du temps à perte de vue, et un piano.

Longtemps, il n’a pas été question de chansons mais d’exprimer l’ineffable, en découpant aléatoirement dans des livres et dans ses propres notes, pour y trouver fugacement un équilibre, une beauté, un hasard. C’est d’ailleurs aussi presque par accident, en recyclant une pièce qu’il avait composée pour pedal steel guitar, que Julien Gasc a esquissé la première mouture de « Ce soir les bouteilles dansent ». Celle-ci s’adjoint à une version de « Rosario Bléfari », enregistrée sur un synthétiseur Casio bon marché. Ce furent les premiers pas de Re Eff.

Alors que tout était arrêté, en stase, Julien Gasc voulait envoyer un message groupé à des proches, à sa famille, un message de confiné à ceux qui ne répondaient pas, ami ou ennemi, imaginaire ou non. C’est ce destinataire multiple qu’il a surnommé Re Ef. Le nom provient de « re » et de « effacer », mots trouvés lors d’un cut-up et transformés en ri èf pour plus d’euphonie, comme un facétieux grief sans « g ». À l’image de son titre, sorte de plaisanterie sérieuse, l’album est un perpétuel jeu d’humour et de gravité, de sens et d’absurde, d’ombre et de lumière, afin de pleinement décrire les sentiments dans ce qu’ils ont d’ambigu et de contradictoire.

Par le biais d’un retour à la pratique régulière du piano, du calme retrouvé dans une villégiature et des expérimentations littéraires auxquelles s’ajoute, comme dans « La scie de la vision moderne », la retranscription de rêves, Julien Gasc a composé dix démos sur son ordinateur. Ces démos ont ensuite été réenregistrées au Haha Sounds studio de Syd Kemp, à Londres en décembre 2021. Le mix a été réalisé en février 2022, au même endroit, par Syd et Julien.

Jouer pour jouer et écrire pour écrire, voici les maîtres-mots de Re Eff où se mêlent librement les souvenirs (« À travers le regard de l’indienne »), le thème de l’enfermement et de la passion (« Amour velours »), le mélodrame (« Délivrance ») et les historiettes romantiques (« Tout ne peut pas nécessairement donner quelque chose »). La musique résolument tournée vers le piano, a des mouvements harmoniques audacieux et filmiques qui rendent possible une forme aboutie de poésie lyrique. Car finalement Julien Gasc, en chantant sur un ton élégiaque, à la manière des aèdes, l’actualité – la sienne et celle du monde – de pop singer s’est peu à peu mû en poète.

Joseph Sainderichin