Oneohtrix Point Never
Les albums d’Oneohtrix Point Never fonctionnent comme des fictions qui remodèlent à leur guise l’espace et le temps. Ici la musique se fait fable, quête ou utopie.
Si Daniel Lopatin est essentiellement connu sous le pseudonyme Oneohtrix Point Never, il en a également eu d’autres. Son imagination stellaire aboutit à une musique qui rappelle la peinture de Jérôme Bosch, riche d’images aussi fantastiques qu’énigmatiques, de métaphores sophistiquées, de perspectives mouvantes et de textures polyphoniques. Lopatin captive par son étonnante capacité à convertir une mythologie sauvage en un système aussi étrange que cohérent. Pour preuve l’album Garden of Delete, en 2015, avec son site de fans pour un groupe fictif, sa fausse interview d’un extraterrestre adolescent prénommé Ezra, et son magma de vidéos, de blogs et de comptes Twitter qui plongeaient à 20 000 lieues dans les profondeurs de l’étrange.
En réalité, ce qu’OPN a toujours proposé, c’est l’exotisme d’une expérience intergalactique pure. Il a été Chuck Person à la fin des années 2000, travaillant la pop au corps dans ses lumineux Eccojams (qui ont d’ailleurs donné naissance au genre de la vaporwave). Avant cela, il a été ce gamin juif d’origine russe ayant atterri dans le Grand Boston, qui fabriquait des cassettes mélangeant harmonieusement la musique bruitiste et le New Age à la manière de Pure Moods. Il prend les traits d’Oneohtrix Point Never en 2007, sort Replica en 2011, avant de signer chez Warp pour R Plus Seven en 2013, puis de sortir Garden of Delete, Age Of, et en 2020 l’hallucinant Magic Oneohtrix Point Never.
Des installations artistiques ont suivi, des tournées avec Nine Inch Nails et Soundgarden en 2014, ainsi que des collaborations avec une pléiade d’artistes passionnants : ANHONI, James Blake, David Byrne, Ryuichi Sakamoto, Tim Hecker, Eli Keszler, Weyes Blood, Kelsey Lu, Arca. Il a assuré la direction musicale du spectacle de la mi-temps du Superbowl LV en février 2021, coproduit le dernier album de The Weeknd, Dawn FM, composé pour Sofia Coppola (The Bling Ring, en 2013), les frères Safdie (dans Good Time, en 2017), ainsi que la bande originale du film Uncut Gems d’Adam Sandler (2019). Il semble anticiper l’avenir avec une précision redoutable.
Again est son dixième album studio. Comme le dit Lopatin, il fait partie d’une « autobiographie fictive » ou fait suite en quelque sorte au monde de Garden of Delete. C’est un plan de coupe brut d’OPN.
Le foisonnement qui anime Again est l’expression d’une vie qui tente de comprendre ce vers quoi elle tend, s’interrogeant elle-même. Comment la répétition peut-elle conduire à la transformation ? Qu’est-ce qui change et qu’est-ce qui reste ? Pour donner un sens au fatras du passé, Again s’attaque à sa propre histoire par un grand nettoyage, qui débouche sur une captivante éruption de langues, de systèmes acoustiques, de délires, de souvenirs et d’oublis interconnectés.
Les albums précédents exploraient jusqu’au zénith une montée en puissance dans sa vie, en s’interrogeant sur l’aliénation de l’adolescence, et la magnificence du premier contact avec la musique vécue comme un acte magique. Again est une nouvelle tentative de collaboration avec une version plus jeune de lui-même qui ne faisait pas nécessairement toute cette musique, mais l’aurait peut-être faite. « Maintenant, j’espère qu’il la fera, dit-il. Maintenant, je complète l’image que ce garçon a amorcée. La musique d’un potentiel d’alors me transforme aujourd’hui. »
Again est une histoire de transmission. Lorsque Lopatin a débuté la musique, le monde était inondé de post-rock, un genre qui fonctionne en expérimentant le temps et en l’étirant d’une façon parfaitement singulière. Pour cet album, il s’est demandé ce que ça donnerait s’il réfléchissait comme ça. Alors qu’il avait inventé sa musique en miroir de sa propre histoire, quelles décisions avaient pu l’empêcher d’accéder à certaines réalités ? Qu’avait-il décidé de faire, et pourquoi ?
Le bien nommé « Memories of Music » n’a rien à voir avec le post-rock, mais il en garde les idées : c’est un chef-d’œuvre baroque fait de sons finement ciselés, qui nous offre un espace à l’intérieur duquel le temps ne se déplace ni vers la gauche ni vers la droite, ni vers le haut ni vers le bas, mais partout, – en l’interrompant, en le figeant et en s’attardant sur les « et si » qu’il offre sans relâche. Et si, par exemple, Lee Ranaldo de Sonic Youth jouait sur ce morceau ? Et si l’immense talent de Jim O’Rourke se déployait également sur l’album ? Et si on avait Xiu Xiu, et Robert Ames du London Contemporary Orchestra agitant sa baguette pour que l’Ensemble NOMAD recrée l’arrangement orchestral d’« Elsewhere » ? Et si le joyeux mélange d’OPN, fait d’IA, de charabia guttural, de prog rock, de krautrock à toute berzingue, de crescendos sans fin, de glitchs ambient et de musique de film était couplé à une forme de nostalgie ?
Again est un enregistrement du temps, réorienté dans la direction de ce qui aurait pu advenir au point de non-retour. Again aime feindre la cohérence, et faire passer en douce de folles spéculations. « Chacun de mes disques est en quelque sorte un test de toutes les bizarreries possibles, dit-il. Pour m’assurer que je suis toujours capable de m’émerveiller. » Pas question de sentimentalisme. Again est une fantaisie électronique. Des fantasmes sur ce que nous sommes et avons été. Ou mieux, sur ce qu’on aimerait être capable d’éprouver.