V V Brown
« Quand on veut, on peut. » Cette phrase on la connaît tous, mais l’artiste complète qu’est V V Brown s’y est souvent accroché au cours des vingt dernières années. Après une pause de six ans, elle revient avec Am I British Yet ?, un album qui témoigne du temps qu’elle a passé à découvrir exactement quel genre de conteuse elle est, en contournant les obstacles d’une industrie musicale pas toujours tendre. Explorant les pressions raciales, une identité conflictuelle et les joies triomphales de la célébration de soi, cet album montre Brown à son meilleur, bien loin du moment où elle a failli tout laisser tomber.
« Les six dernières années ont été difficiles pour ma santé mentale, mais j’ai compris que j’avais besoin de la musique pour me sentir bien et épanouie, explique-t-elle. Quand j’ai commencé à travailler dans l’industrie, j’étais à Londres, capable de sentir les tendances. Aujourd’hui, je vis dans une ferme au milieu de nulle part avec ma famille, sans aucune influence extérieure. J’ai puisé dans la petite fille qui vit toujours en moi et je me suis laissé aller à la liberté. Tout dans cet album, de la pochette aux paroles en passant par les clips, a pour but d’engager une conversation. Tant pis si certains se sentent offensés : l’art doit nous mettre mal à l’aise, nous rendre triste, nous effrayer, nous insulter, nous rendre heureux, etc. La dernière chose que je souhaite, c’est que les gens ne ressentent rien. »
Dans sa quête permanente de faire ressentir quelque chose, V V Brown a souvent dû se battre. Elle a signé son premier contrat avec un label à 18 ans et s’est installée à Los Angeles, côtoyant des légendes de l’industrie telles que Pharrell Williams, Stevie Wonder ou Ron Fair – connu pour avoir lancé la carrière de Christina Aguilera. Loin de la banlieue de Northampton qui l’a vu grandir, Brown est reconnaissante mais désorientée, et elle sombre dans la solitude et la dépression. Mise à l’écart par le label, elle développe une « affreuse » addiction aux somnifères, tourmentée par l’incertitude de son avenir artistique. « J’étais totalement obsédée par la musique, j’adorais écrire des chansons, mais sans vraiment savoir qui j’étais et ce que je voulais faire. Je suis donc rentrée chez moi, dans une famille aimante, et j’ai réessayé. J’étais fauchée, j’avais une guitare à une corde, je ne pouvais pas vraiment me permettre de vivre à Londres. Mais j’ai dressé une liste de tous les pubs et les bars de la ville et je me suis dit que j’allais jouer dans chacun d’entre eux. »
Il y a eu quelques faux départs, mais à force de ténacité, Brown a fini par percer, avec « Crying Blood » en 2008 et « Shark In The Water » en 2009, deux singles doo-wop accrocheurs au succès international qui lui valent une reconnaissance pérenne. Dans la foulée, elle sort son premier album, Travelling Like The Light, salué par la critique, et écrit des chansons pour d’autres artistes comme les Sugababes et les Pussycat Dolls, preuve de son énergie débordante. Toutefois, un nouveau conflit artistique se fait jour : après avoir connu le succès avec son style rétro et sa carrière de mannequin en plein essor, Brown se sent condamnée à la répétition, encouragée à rester où elle est plutôt qu’à s’aventurer dans de nouvelles voies. « J’ai toujours aimé expérimenter, avec des genres différents, des juxtapositions, des textes douloureux sur des mélodies joyeuses. J’étais prête à créer une identité complètement nouvelle à chaque fois, ce qui va à l’encontre de toutes les règles de l’industrie commerciale. » Alors quand un clip à gros budget pour sa chanson « Children » se révèle moins créatif que celui qu’elle a réalisé avec son actuel mari en utilisant un caméscope basique, V V Brown se dit qu’elle n’a peut-être pas besoin d’un label – ni même de son deuxième album prévu, Lollipops and Politics – du tout. « Commercialisation ou pureté artistique, – j’ai choisi la pureté. C’est ma devise maintenant. Si mon prochain album est un album de métal, c’est parfait. »
L’album métal n’est pas encore tout à fait là, mais elle a expérimenté. En créant son propre label et en adoptant un style plus avant-gardiste et opératique, les albums suivants, Samson & Delilah et Glitch, ont tous deux été bien accueillis par les fans et la critique. Le clip qu’elle a réalisé elle-même pour le single de 2015 « Sacrifice » a démontré sa volonté de provoquer des discussions difficiles, en se transformant en femme blanche dans un commentaire sur l’appropriation raciale et la « disparition » des Blancs. Sa passion créative n’est pas tarie, mais Brown est lasse du combat constant et d’essayer de maintenir l’élan dans une industrie apparemment déterminée à la repousser à ses marges. Dans un post Instagram en 2017, elle met officiellement fin à sa carrière musicale, pour se concentrer sur l’éducation de ses enfants.
« J’ai profondément souffert de dépression post-partum pour mes deux grossesses, confie-t-elle. Maintenant je vais bien, mais ça a amplifié l’épuisement que j’éprouvais. J’avais l’impression qu’il était obligatoire de mettre en sourdine l’identité noire pour réussir : en étant trop noire, surtout pour une femme, on était intimidante, ou diva, ou les gens ne pouvaient pas s’identifier. Si on ajoutait la dimension « alternative » à ma musique, c’était toujours la même chose : “on ne sait pas ce qu’elle est”. »
Bien que V V Brown ait pu dire la vérité au pouvoir de diverses manières (en écrivant pour le Guardian sur les questions raciales, en donnant des conférences auprès de jeunes musiciens à l’Université Goldsmiths de Londres sur l’importance de protéger leur art expérimental), l’idée de produire davantage de musique à elle, observatrice de la culture, lui plaisait toujours. Durant deux ans, elle s’est rendue au studio sans intention particulière, « juste pour se sentir vivante, comme on va à la salle de sport. » Un jour, juste avant qu’elle n’aille chercher ses deux filles à l’école, un morceau envoyé par un ami producteur a atterri dans ses mails. Séduite par la mélodie, elle commence à écrire ce qui est devenu le single Black British, les paroles jaillissant par vagues. « Mes enfants se souviendront probablement que j’ai tapé cette chanson dans la voiture ce jour-là, dit-elle en riant. Quand un truc les ennuie, ça ne les gêne pas d’être honnêtes, ils disent simplement “maman, éteins steuplait.” Mais s’ils écoutent et qu’ils se mettent à danser, je me dis qu’il y a quelque chose à faire… »
A bien des égards, Am I British Yet ? donne l’impression d’un projet que Brown était destinée à réaliser. En s’inspirant de ce qui l’a toujours accompagnée dans sa vie hors de l’industrie – les essais d’anthropologie de James Baldwin, le rap incisif de Kendrick Lamar, les chansons profondément expressives et personnellement politiques d’Erykah Badu et de Chaka Khan – elle a entrepris de les angliciser, avec l’intention de capter un axe spécifique de la négritude qui n’est pas toujours mis en avant. C’est ce qui a donné à l’album son côté vibrant et oral : des échantillons de poètes noirs britanniques emblématiques et de poètes contemporains se mêlent à la voix de Brown, brossant un tableau nuancé et communautaire.
« Le choc des cultures est tellement beau dans la vie des Noirs britanniques, confie-t-elle. On mange du riz et des haricots secs avec le rôti de bœuf du dimanche, on traîne en buvant du jus de cassis à emporter avec nos amis blancs de l’école, et puis on va voir sa grand-mère pour du punch. Il y a quelque chose que j’adore dans cette fusion. »
Pour saisir les hauts et les bas de cette expérience pluridimensionnelle, les paroles de Brown ont une force mouvante. S’inspirant de l’énergie politique entraînante du jazz-hop de l’époque de la Blaxploitation, « Marginalised », « Philosophy », « History » et « Black British » lui permettent de maîtriser un rap confortable, défendant l’opprimé culturel. « Twisted », avec son côté spirituel plus décontracté, explore les thèmes de la colonisation et de l’appropriation culturelle. « Je chante d’une manière que les gens ne me connaissent pas encore : les influences du chœur gospel où j’ai appris à chanter à l’église. » Cette polyvalence permet non seulement de donner vie aux histoires de Am I British Yet ?, mais aussi à Brown de faire face aux critiques qu’elle a essuyées depuis ses débuts, l’accusant de « trahir » la communauté noire en expérimentant des sons alternatifs.
« Je pense qu’il est bon de contribuer à l’évolution de la culture noire en posant des questions et en produisant des sons hybrides », explique-t-elle. En faisant cela, on ne doit pas avoir l’impression d’être moins noir ou de ne pas contribuer à la culture. Des work songs au blues, en passant par le jazz, le rock’n’roll, le funk et le hip-hop, chaque étape a constitué une perturbation de ce qui précédait, générant un changement. La culture noire EST innovante. Si on s’évertue à brider cette créativité, on va tous stagner. »
Si ce n’est pas encore évident, V V Brown est une créatrice qui se tient rarement tranquille. Parallèlement à la sortie de l’album, il y aura des clips et des essais qu’elle a elle-même réalisés et qui développeront les thèmes de chaque chanson, ainsi qu’un documentaire qui jettera un regard plus rétrospectif sur ses expériences de jeune femme noire dans l’industrie musicale. En dehors de la musique, elle a également lancé le Say Something Collective, une association caritative qui organise des ateliers et met en place des initiatives artistiques au profit de jeunes gens marginalisés. Bien que Say Something et Am I British Yet ? soient deux projets distincts, les idées et les échanges qu’ils suscitent sont identiques et visent à créer un sentiment d’appartenance communautaire.
« Quand j’ai quitté Los Angeles pour revenir dans le petit village où j’ai grandi près de Milton Keynes, j’ai compris que rien n’avait changé. Il ne se passe pas grand-chose, pas seulement pour la culture noire, mais plus généralement pour les cultures à la marge, en dehors des Blancs hétérosexuels neurotypiques. J’ai commencé par vouloir faire quelque chose pour mes propres enfants, mais j’adore me retrouver dans un centre communautaire avec des gens sympas. Je n’ai jamais aimé les grandes fêtes de célébrités, tous ces trucs égocentriques de l’industrie. Avec l’association, mon album, tout ce que je fais et défends, la mission reste la même : imprégner la culture et donner à ma communauté à la hauteur de ce qu’elle m’a offert. »
C’est seulement maintenant qu’elle se sent vraiment libre, dans cette clarté renouvelée. Si elle a des regrets, c’est d’avoir cru que 2017 était une fin plutôt qu’une pause. Elle y voit une forme de protection en pleine période de dépression, un moyen de regagner un peu d’espace pour elle-même dans un milieu qui la rendait « folle ».
« On donne sans arrêt, et on se retrouve dans un cercle vicieux où on n’est validé que par ce qu’on fait, explique-t-elle. Je pense qu’avec cet album, c’est la première fois que je n’ai pas peur. J’ai mes enfants et mon mari, nous avons une belle maison et une vie agréable. Dans ma vingtaine, la musique était tout ce que j’avais, et la validation extérieure était tout ce qui comptait. Mais aujourd’hui, j’ai franchi le pas et je ne me sens plus définie par ce que quelqu’un d’autre veut que je sois. C’est juste une honnête affirmation de mon identité de femme noire. Enfin ! » Quand on veut, on peut, et VV Brown est sur le point de prouver très exactement ce que l’on peut accomplir quand on est toujours en quête d’une nouvelle lumière.