Clarissa Connelly
WORLD OF WORK : Vers une plus grande beauté
par Matt Marble
La première fois que j’ai entendu la musique de Clarissa Connelly, j’ai été immédiatement attiré par sa beauté d’un autre monde. Productrice et multi-instrumentiste dévoreuse de genres, Clarissa est également une compositrice expérimentée et une arrangeuse de talent. Sa musique est une synthèse onirique de chansons folkloriques nordiques, de chants médiévaux et de pop moderne, ainsi que de compositions expérimentales et de pratiques studio. Transmutant les styles anciens et modernes, ses chansons s’envolent en plein imaginaire mythique.
Née dans le Fife, en Écosse, Clarissa a ensuite déménagé à Copenhague, au Danemark, dont le paysage culturel n’a cessé d’alimenter sa créativité. Durant de nombreuses années, elle a exploré les sites sacrés, la mythologie et la musique propres à la culture nordique, puisant une inspiration durable dans la tradition celte. Alors qu’elle a conservé un rôle actif sur la florissante scène locale, un public international s’est éveillé à sa musique. Elle a d’abord attiré l’attention en 2018 avec Tech Duinn, un EP hypnotique nommé ainsi en référence à un portail spirituel dans la mythologie celte. En 2021, pour son album le plus récent, The Voyager, Clarissa a arpenté le paysage scandinave, rassemblant les mélodies des anciens sites préchrétiens. Dans le même temps, elle a développé Vandringen, une application qui permet de rejoindre virtuellement ces sites et d’y réagir musicalement. L’album a été salué dans le monde entier et a reçu le prestigieux Nordic Music Prize. A la fois plus intimiste et plus universel que ses prédécesseurs, World of Work prend sa source dans la littérature mystique, les rêves et les promenades méditatives. Alors que The Voyager explorait l’histoire sacrée du paysage nordique, World of Work sonde le paysage métaphysique de l’âme. L’auditeur y est invité à un envoûtant voyage intérieur, tour à tour feutré et extatique.
Si World of Work semble enchanté, ce n’est pas un hasard. Les meilleures mélodies viennent à Clarissa lorsqu’elle médite en marchant, seule, dans un état de semi-conscience. En traçant le paysage intérieur de cet album, elle a développé une pratique d’écoute flottante. « Il y a différentes couches de conscience, analyse-t-elle. Et une façon de pratiquer que j’ai trouvée et sur laquelle j’ai commencé à travailler avec cet album : l’écoute des couches mélodiques qui se trouvent juste en dessous de la couche de parole. » Comprenant l’importance spirituelle et créative de l’attention flottante et son influence formatrice dans l’enfance, Clarissa poursuit : « J’ai passé la majeure partie de ma vie à essayer de recréer en musique ces expériences très profondes et magiques que j’ai vécues petite. » Ce réenchantement actif du monde est au cœur de son art. Et cette pratique essentielle imprègne puissamment la forme comme le fond de cette œuvre. Comme un manuel de prières ancien ou un grimoire médiéval, cet album éclaire une carte secrète à travers symboles et chansons. Des sons hiéroglyphiques et des mélodies mystiques balisent le terrain, tandis que nous sommes attirés plus profond dans le cœur métaphysique de World of Work.
Le titre de l’album est inspiré du penseur français Georges Bataille, qui explore dans L’Erotisme le rôle de l’extase et de l’expérience mystique dans la société moderne. « L’homme a appris à connaître le monde extérieur [du travail], écrit-il, mais il reste ignorant de sa propre nature. [Toutefois,] s’il ne s’était pas éveillé à la conscience par le travail, il ne saurait rien du tout. » Clarissa assimile ce « monde du travail » aux expériences d’aliénation et de traumatisme à travers lesquelles on peut facilement succomber aux forces brutes du monde, plutôt que de chercher une émancipation intérieure d’un autre ordre. Une perte dans la famille a en particulier influé sur la création de cet album. Et bien que World of Work dresse une image en apparence dystopique, il cherche activement à la revitaliser de l’intérieur.
Hildegard von Bingen, autre autrice visionnaire dont l’influence se fait sentir sur cet album, évoque ce pouvoir régénérateur de la musique dans une lettre écrite au XIIème siècle. Elle y décrit la musique comme un outil permettant de retrouver l’essence vitale et la beauté de nos origines célestes, que nous perdons de vue lorsque nous devenons la proie des malheurs du monde. Comme l’affirmait Hildegarde, en nourrissant notre désir spirituel à travers la musique, la voix humaine pouvait « se fondre pleinement avec celle des anges dans leur louange de Dieu. » Et c’est précisément par de telles pratiques d’écoute flottante – via les rêves, la méditation, la prière, la divination, la transe – que le langage de l’esprit devient symboliquement accessible. Dans l’un des morceaux les plus envoûtants de l’album, « Life of the Forbidden », Clarissa présente l’échange suivant, inspiré d’un rêve, avec une figure angélique :
“Oh, can you see there’s more in the world of work?
No, it’s barren, it’s shallow
Nothing can compare with the love above,
It’s holy, incomparable.”
« Oh, voyez-vous qu’il y a plus dans le monde du travail ?
Non, c’est stérile, c’est superficiel
Rien n’est comparable à l’amour d’en haut,
Il est saint, sans pareil. »
Il s’agit d’un des nombreux moments de l’album où s’affirme l’aspiration à une beauté d’un autre monde. Bien que World of Work démarre dans la désorientation, Clarissa déclarant sur un mode incantatoire : « Je ne sais pas comment je suis arrivée ici, mais je sais que la solitude est là » (“I don’t know how I got there, but I know loneliness is here”), la musique fournit immédiatement une technique d’auto-apaisement. La deuxième piste ne comporte que des cloches – enregistrées dans diverses églises danoises – qui, paradoxalement, symbolisent à la fois l’avertissement et la célébration. Les chants de séparation et de nouveau départ (« I called you to say I’m leaving home », « J’ai appelé pour te dire que je quitte la maison ») résonnent avec ceux qui interrogent la mortalité (« What if death is a false alarm? », « Et si la mort était une fausse alerte ? ») et la religion (« Are we led to believe a lie? », « Sommes-nous amenés à croire à un mensonge ? » ). Plutôt que d’apporter des réponses définitives, Clarissa dit de ses interrogations : « J’y reste ouverte. » Le monde terrestre et l’autre monde apparaissent alors comme des personnages abstraits et interconnectés qui se questionnent tout au long de l’album. « Je me pose toujours ces questions, dit-elle, et je pense que je vais me les poser toute ma vie. »
Clarissa joue du clavier (piano, korg M1), de la guitare, chante et joue également du carillon. En travaillant à l’école de musique et en s’immergeant dans la communauté musicale danoise, elle a collaboré avec un groupe d’amis et de musiciens locaux, ainsi qu’avec plusieurs invités, afin de peaufiner le paysage sonore unique de World of Work. Le batteur Mikkel Trøjborg Fink, le bassiste Johan Polder et le guitariste Andreas Murga Ramon jouent tout au long de l’album. Un chœur de voix apporte un soutien éthéré à la voix épanouie de Clarissa sur « Wee Rosebud ». Plusieurs autres guitaristes ont été invités à créer les sublimes cacophonies à la fin de « Embroidery » et de « Song of the Sword S.O.S. ». La flûte de Joalane Mohapeloa sur cette dernière chanson génère un flottement serein, avant que l’hymne ne vienne clore l’album. « Cette chanson devait clôturer l’album, note Clarissa, car c’est la grande Apocalypse. »
Une partie de la magie de World of Work se manifeste à des moments feutrés inattendus, comme le chant murmuré de façon énigmatique à la fin de « The Excess of Sorrow, Laughs », ou le tissage choral qui clôt « Life of the Forbidden » (“…strangely does the water in the river flow…”, « …l’eau du fleuve coule étrangement »). Tout du long, la beauté de la musique transcende les fardeaux du monde, tandis que le sens de l’humour de Clarissa émaille l’album avec aisance. La chanson d’ouverture commence par une parodie de la nature monstrueuse du monde, d’une voix graveleuse et enjouée, – le monstrueux reste effrayant jusqu’à ce qu’on puisse en rire. Ce caractère ludique se retrouve également sur la pochette de l’album et dans le clip du deuxième single, « Embroidery », qui mettent tous deux en scène un clavier avec une bouche de ssin animé déchaînée et effrayante. Particulièrement dynamique, l’album est empli d’humeurs et de modes d’expression divers. Mais une force tendre – enracinée et rêveuse, intelligente et empathique, enfantine et sage – traverse tout cela. La composition, l’écriture, les arrangements, les interprétations, les paroles et la production font briller l’album d’un éclat contagieux.
Elevée dans une famille catholique, Clarissa est coutumière des cérémonies et des prières. Et bien qu’elle ne se réclame plus de la foi catholique, elle a trouvé l’inspiration dans Le Château intérieur de sainte Thérèse d’Avila alors qu’elle travaillait sur cet album. Georges Bataille affirmait que nous sommes distraits par le monde du travail et « ignorants de notre propre nature », tandis que Sainte Thérèse répétait que « chacun de nous a une âme, mais nous oublions de la valoriser ». C’est vers la fin du XVIème siècle que sainte Thérèse a eu une vision mystique au cours de laquelle l’âme humaine lui est apparue comme un château de cristal. Le centre du Château intérieur de sainte Thérèse est habité par l’amour divin. Six autres demeures entourent la chambre centrale de cette architecture métaphysique. Et en réfléchissant à chacune de ces demeures, on est mis à l’épreuve par une foule de peurs et de désirs terrestres. Mais la chambre centrale n’admet qu’un amour d’un autre ordre. « La porte par laquelle nous entrons dans ce château, proclame Thérèse, est la prière. » Et grâce à sa méthode de prière contemplative, Thérèse guide chacun vers son identité divine dans la chambre centrale. La forme générale de World of Work interprète librement la manière de prier de sainte Thérèse.
Il y a un bouton de rose au centre de cet album. Les chansons qui entourent cette jeune rose véhiculent des images de deuil et des questionnements existentiels. Pourtant, au milieu de toutes les forces du chaos, cette rose s’épanouit fièrement dans la lumière du soleil avec l’abandon propre à l’enfance. Dans un style musical du XVIème siècle revisité, la petite rose chante gaiement : “Try to see my petals… The sun’s warmth folds me out. I’ll take my time folding out. Look at me, I’m a wee rosebud.” (« Essayez de voir mes pétales… La chaleur du soleil me plie. Je prendrai mon temps pour me déplier. Regardez-moi, je suis un petit bouton de rose. ») Comme Le Château intérieur de Sainte Thérèse, cet album nous appelle à affronter les spectres de la peur et de la mort qui nous entourent. En même temps, il oriente notre attention vers une vitalité florissante, à la fois en nous-mêmes et dans le monde en général. La chanson « Wee Rosebud », premier single de l’album, sert de point d’ancrage symbolique à l’album et à son pouvoir régénérateur dans son ensemble.
Si l’album commence dans la confusion, il se termine en projetant une interrogation spirituelle sur une spéculation apocalyptique (“what will I beleive when the sky turns?”, « que croirai-je quand le ciel se transformera ? »). Clarissa se demande « à quoi ressemblerait la fin du monde, si je pouvais en faire partie ? » (“What would it actually look like if the world was ending, if I could be part of that?”). Sa musique et ses paroles renvoient sans cesse à une force vitale qui défie l’oppression du monde avec une beauté qui dépasse l’entendement. Et, à bien des égards, c’est ainsi que Clarissa s’identifie spirituellement. « Je crois vraiment en une beauté plus grande, dit-elle, sans savoir ce qu’est cette plus grande beauté. Mais je peux en faire l’expérience à travers la musique. Je veux créer quelque chose qui parle de cette plus grande beauté que je crois présente dans le monde. » Et c’est ce qu’elle a réussi à faire avec World of Work, une célébration de la beauté supérieure qui imprègne cette vie, même dans ses formes les plus dures. Vous reviendrez sur les chansons de cet album pendant des mois et des années, mais j’espère qu’elles vous conduiront aussi, ne serait-ce que ponctuellement, vers le petit bouton de rose qui est en vous.