Tunng
Le temps file quand on s’appelle Tunng. Est-il vraiment possible que plus de deux décennies se soient écoulés depuis que la « pagan folktronica » typique du groupe et brouilleuse de genres, a émergé pour la première fois d’un studio de l’est londonien, au gré d’une série de singles approuvés par Gilles Peterson sur le label Static Caravan ? C’est bien le cas, et janvier 2025 marquera le vingtième anniversaire de This is Tunng… Mother’s Daughter and Other Songs, un premier album dont les guitares acoustiques et les réflexions poétiques sur la nature, la mythologie et la condition humaine, apportées par Sam Genders, étaient passées au crible des beats fracturés et de l’électronique crépitante de Mike Lindsay, fondateur du groupe. Un premier album qui résonne toujours comme un mariage impie et postmoderne entre le rustique et le synthétique, l’ésotérique et le futuriste, – un mariage pour lequel l’appellation ‘‘pagan folktronica’’ est un raccourci aussi bon qu’un autre.
Quelle que soit la façon dont on la décrit, cette signature sonore vingtenaire fait un retour plein de chaleur sur le huitième album studio de Tunng, Love You All Over Again. Ce nouvel album est un métissage gagnant de textures et de mélodies, d’images déconcertantes et de productions métamorphiques, fondé, comme le révèle Mike Lindsay, sur une réappropriation consciente des premiers principes du groupe. « Je me suis replongé dans les deux premiers albums pour voir comment nous faisions fusionner les genres, – Davy Graham, Pentangle et la bande originale de L’Homme d’Osier, que je découvrais à l’époque, ainsi qu’Expanding Records [le dépositaire à Shoreditch de la « belle musique électronique »], dont nous partagions l’espace de studio. Tout ça était intégré dans les premiers disques. Au fil des années, le son de Tunng a varié et s’est transformé, mais à la racine il y a toujours un parfum de ce que Sam et moi avons fait sur ce premier album. Plutôt que de chercher une nouvelle voie, nous sommes revenus à ce que nous avions l’habitude de faire, ce qui, après tout ce temps, nous a semblé être une nouvelle voie… Love You All Over Again est notre façon de boucler la boucle ».
Et quelle boucle ! Tournées mondiales, singles à succès (comme les chouchous des concerts ‘Jenny Again’ en 2006, ‘Bullets’ l’année suivante et ‘Hustle’ en 2010), collaboration live folle avec le groupe touareg de blues du désert Tinariwen (dont deux prestations mémorables à Glastonbury en 2009 et 2010), sans parler d’un catalogue d’albums en constante innovation avec le label Full Time Hobby, à commencer par les disques folktronica Comments of the Inner Chorus en 2006, et Good Arrows, en 2007. Tunng a élargi sa palette avec les albums suivants, en explorant davantage l’esprit d’un groupe live et en épousant plus largement des saveurs pop et psychédéliques. Dans ce processus, le groupe a gagné une reconnaissance croissante et la faveur d’un public international fidèle.
Entre les albums et les tournées, les fondateurs de Tunng ont travaillé à l’écart du groupe, notamment Mike Lindsay, en solo avec Cheek Mountain Thief et plus tard au sein de LUMP, une collaboration avec l’impératrice folk Laura Marling, tandis que Sam Genders s’est absenté durant deux albums, … And Then We Saw Land en 2010 et Turbines en 2013, pour travailler à des projets d’écriture à plusieurs et avec son groupe de pop Diagrams, encensé par la critique. Le duo de base était cependant de retour aux affaires en 2018 pour le sixième album du groupe, Songs You Make At Night, un disque très électronique, et de nouveau sur l’ambitieux et ingénieux Dead Club en 2020.
Si Dead Club, méditation souvent drôle, littéraire et philosophique sur la mortalité, le chagrin et la perte, accompagnée d’une série de podcasts captivante, comportait inévitablement ses moments de gravité, alors Love You All Over Again en est, à bien des égards, une réplique joyeuse et festive. Y sont rassemblées des chansons pleines d’entrain, mélodieuses, bien que légèrement inquiétantes. C’est un album qui, selon Sam Genders (auquel on doit la plupart des textes), reflète un état d’esprit plus ensoleillé. « J’ai toujours été intéressé par le contraste entre la douleur et la noirceur de la vie, d’une part, et sa magie et l’émerveillement qu’elle produit, d’autre part. Aujourd’hui, je pense que je suis plus attiré par le second aspect… Pour les paroles, j’ai beaucoup réfléchi et les chansons ont beaucoup de thèmes récurrents: le réconfort qu’apporte la nature, les gens, les relations et la façon dont la vie peut être à la fois déroutante, douloureuse et incroyablement belle. »
L’album a commencé à prendre forme après une apparition de Tunng en août 2023 au festival sicilien Festivalle, la première performance live du groupe depuis 2018 (« c’était une occasion unique que nous ne pouvions pas refuser », admettent-ils, de manière énigmatique, ce qui fait très sicilien…). Il a été assemblé au cours des douze mois qui ont suivi « à notre habituelle manière puzzle» dans le studio de Mike Lindsay à Margate, dans le Kent, avec des contributions significatives des six membres du groupe, – la chanteuse Becky Jacobs, le guitariste Ashley Bates, le percussionniste et joueur de bois Martin Smith (« le vrai musicien du groupe», précise Mike Lindsay) et le claviériste Phil Winter, qui sont tous maintenant des partenaires de longue date de l’axe Mike-Sam. « Le processus d’enregistrement a en fait commencé avec Phil et moi », se souvient Lindsay. « Puis Sam est arrivé et a apporté l’icroyable fantaisie des chansons. Puis Martin, avec les percussions, les clarinettes et d’autres effluves, et Becky avec ses sons bien à elle. Ash m’envoyait constamment des parties de guitare, de banjo et de scie depuis son studio de Somerset… »
Au fil du temps, les diverses permutations studio et les fichiers partagés ont fait corps au sein d’un monde sonore reconnaissable et doué d’une vigueur nouvelle pour Tunng. Sam Genders, qui réside depuis longtemps en Suède, n’a pu faire qu’une brève visite au studio de Margate et, alors que dans le passé les enregistrements du groupe étaient souvent développés à partir de ses plans d’écriture, les choses ont cette fois-ci fonctionné en collaboration et collectivement dès le départ. « J’ai envoyé quelques chansons terminées à Mike très tôt, même si je n’étais pas sûr que nous allions travailler dessus, je voulais juste lancer le processus, explique-t-il. Quelques-unes auraient pu figurer sur l’album, et nous en avons tous discuté, mais il s’agissait essentiellement de chansons pop, et ce n’est pas un album pop. » Travaillant ensuite ensemble de manière plus spontanée, Mike Lindsay reste stupéfait par la vitesse à laquelle son partenaire arrive à inventer une histoire. « Je présentais à Sam un morceau de musique et il revenait avec un texte complet en moins d’une heure. Tout ce qui se passait dans son esprit se manifestait immédiatement dans ces chansons qui ressemblaient un peu à des comptines, pleines d’espoir… Tout semblait jaillir de lui, comme toujours ». Sam Genders, réservé comme à son habitude, acquiesce. « J’ai passé quatre jours en studio et je pense que nous avons écrit sept chansons, qui figurent toutes sur l’album, ce qui est plutôt inhabituel… »
Si Love You All Over Again représente un retour savamment pesé, bien que parfaitement fluide, au style et à l’esthétique caractéristiques de Tunng, ce nouvel album reflète également la cohésion magique que le groupe est parvenu à développer au fil du temps, en particulier sur scène. « Il y a une étrange alchimie entre nous, relève Becky Jacobs, ce qui est plutôt extraordinaire étant donné que nous sommes tous très différents, – surtout maintenant qu’on a des enfants et qu’on vit à différents endroits dans le monde. Et nos goûts musicaux sont très divers, même s’il y a des choses qui se recoupent. Tunng a toujours été centré autour de Mike et Sam, mais il se passe un truc avec nous six, – ça colle, tout simplement ». Sam Genders va dans le même sens: « L’alchimie n’est pas seulement liée à nos capacités individuelles à chacun, ça facilite les idées. On rebondit toujours les uns sur les autres, on a des échanges de mails kilométriques… Tunng a toujours été hétéroclite, c’est la production de Mike qui rend le tout cohérent. »
Qu’il s’agisse de cet ineffable esprit de corps, de l’artisanat méticuleux en studio ou simplement du karma, Love You All Over Again, avec son intimisme folk, ses scintillements et ses ombres, sa fusion naturelle entre l’âme et la machine, résonne comme un album actuel. Le nouveau Tunng offre un réconfort familier en des temps incertains, et c’est aussi un disque pour l’avenir. Bien que, comme le précise Sam Genders, il ne s’agisse pas d’un album pop à proprement parler, il est néanmoins aussi généreux sur le plan mélodique et envoûtant dans ses mots qu’il est excentrique et surprenant, qu’il s’agisse de sa production très détaillée faisant fusionner les genres, ou du mélange intemporel et sans réverbération des voix de Genders et Jacobs (rejoints ici et là par Lindsay et le reste du chœur formé par le groupe). Le résultat est aussi captivant que tout ce qui figure dans le canon considérable de Tunng.
Le premier morceau, ‘Everything Else’, donne le ton: guitares et claviers folk imbriqués, rythmes subtilement décalés et synthétiseurs poignants, semblables à des cuivres, nimbent les paroles d’un émerveillement enfantin: “We run like kids into a storm… We’re high on life” (Nous courons comme des enfants dans la tempête… Nous sommes fous de la vie), chante Sam Genders. La chanson « devrait être un vrai bazar, d’après Lindsay. Une partie est en 5/4 et une autre en 4/4. Ensemble, elles forment une méga-boucle polyrythmique. J’ai ensuite introduit les accords de piano qui sont en 6/4. D’une certaine manière, c’est un mélange magique… »
‘Didn’t Know Why’, ensuite, parvient à faire un clin d’œil à la fois à ‘Radio Activity’ de Kraftwerk et à ‘Sound of Silence’ de Simon and Garfunkel, dans un face-à-face audacieux entre des synthés métalliques et des arpèges de guitare limpides, le tout encadrant une mélodie vocale faussement naïve dont Sam Genders a le secret et des paroles sur un personnage familier des chansons de Tunng, Jenny, qui, cette fois, « avale une voiture et la télé aussi » (“swallows a car and the TV too”). D’une manière ou d’une autre, ce qui, sur le papier, peut ressembler à une hybridation maladroitement hétérogène, est parfaitement logique à l’oreille, les éléments apparemment incongrus s’assemblent avec une gracieuse facilité. « La chanson a commencé avec une partie de guitare différente, explique Lindsay. Quand Sam est arrivé, j’ai doublé les guitares sur trois accords… ça semble sans fin et typique de Tunng: sombre, et puis chaud et mélancolique. Sam l’a entendu et a immédiatement ramené Jenny la meurtrière, qui est apparue sur deux précédents albums de Tunng ». Pour Genders, Jenny « représentait autrefois une sorte d’idéal romantique – “l’élue” – mais maintenant elle ressemble à tout le monde, c’est une sorte d’archétype de chacun d’entre nous ! »
Le morceau ‘Sixes’ met en avant les « tonalités [vocales] de Becky » et des paroles qui proposent d’autres points de vue enfantins sur le positivisme ingénu et heureux de vivre (“our hearts keep beating again”, « nos cœurs continuent de battre à nouveau »), compensés par les sifflements de Lindsay et les sons de synthétiseur des années 1970 (« le préréglage numéro 27, ‘Sad Trumpet’, sur le DX7, étouffé dans l’écho de bande, – il y a beaucoup de ça sur l’album », confie-t-il). La chanson de Lindsay, ‘Snails’, dont les paroles s’inspirent en partie de ses vœux de mariage, embellit son maillage de guitares acoustiques, de banjos et d’instruments à vent par d’autres notes d’optimisme et une fantaisie proche de Roald Dahl (“Remember when you were a muddle?/It was the snails causing trouble”, « Tu te souviens quand tu étais dans le pétrin… C’était les escargots qui causaient des problèmes… »).
Avec ses riffs de guitare folk hachés et ses synthés tous très présents, ‘Laundry’ présente un autre collage sonore quasi pointilliste, qui contrebalance les paroles teintées d’ambiguïté taquine de Genders (“If you were the sky/If you were a tree/Then you’d surely die/As happy as can be”, « Si tu étais le ciel / Si tu étais un arbre / Alors tu mourrais sûrement / Aussi heureux que possible »), rejointes finalement par un bain sonore de bois imbriqués les uns dans les autres. Par contraste, le morceau instrumental qui suit, ‘Drifting Memory Station’, s’appuie sur une boucle de piano hypnotique et contre-intuitive. « Le DMS est une incroyable machine fabriquée par SOMA Laboratories qui réarrange les boucles et crée des rythmes génératifs, explique Lindsay. Le titre résume parfaitement la nostalgie qui émane de cet album. » Les clarinettes éplorées et l’électronique dispersée ont ensuite fait naître un autre alliage typique de Tunng, entre élégie et agitation.
‘Deep Underneath’, conçu en secret par Ashley Bates et Sam Genders, sonne un peu comme ce qu’aurait pu faire l’Incredible String Band si sa muse s’était tournée vers Morr Music au début des années 2000. ‘Levitate a Little’ porte la marque sépia typique de Jacobs et Genders, et l’univers surréaliste de celui-ci (“Twenty ravens in the basement/Eating crisps and drinking beer”, « Vingt corbeaux dans la cave/Mangeant des chips et buvant de la bière »).
‘Yeekeys’ replonge dans l’électronique espiègle, son riff de synthé accrocheur et quasi racoleur cède finalement la place à des instruments à cordes plaintifs et à une ambiance presque brésilienne et rétro-futuriste, avant que le chant de Sam Genders n’entre en scène pour offrir d’autres allusions, à la Edward Lear (“We’ll build a boat out of red wine and honey”, « Nous construirons un bateau avec du vin rouge et du miel »). Le dernier morceau, ‘Coat Hangers’, contient des figures de guitare acoustique entraînantes et des bribes de conversations du groupe captées – fait amusant – depuis une armoire « quelque part en tournée ». Un autre exemple charmant de bricolage folktronique, qui se termine par des nuages de synthétiseurs mélancoliques, comme si on tirait sur les événements un poignant voile d’adieu.
Sam Genders considère l’album comme une sorte d’incarnation du contentement lié à la maturité. « Je ne suis plus dans cette position où je me disais : “Si je n’ai pas de succès comme musicien, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ?” Je suis arrivé à un stade de ma vie, avec mon travail et ma famille, où, si et quand j’ai l’occasion de faire du Tunng, c’est une joie totale. »
Pour Mike Lindsay, « l’album représente l’essence même de Tunng. Si on réécoute les premiers albums, ou celui des faces B sorti en 2019 (This Is Tunng…Magpie Bites and Other Cuts), on trouve des morceaux vraiment bizarres, on y trouve tout et n’importe quoi! Pour que Tunng fonctionne, il faut que ce soit surprenant, étrange et imprévisible, et le nouvel album a tout ça. Tunng est de retour, en tant que famille, dans nos frontières originelles, pour apporter l’amour à tous ceux qui ont fait partie de notre voyage pendant 20 ans. »
David Sheppard
Septembre 2024