Adrian Crowley
Comme beaucoup d’artistes, Adrian Crowley ne sait pas d’où viennent ses chansons. Mais il connaît la sensation de libération qu’il a éprouvée à chaque fois que l’une d’elle est née. Guidé par l’instinct et la catharsis, il n’a pas planifié une collection avec son nouvel album, Measure of Joy. Pourtant les chansons donnent l’impression d’avoir été conçues comme un tout, dans une même vibration, guidées par une voix calme et triste, à la fois apaisante et brisée.
Measure of Joy est le dixième album de d’Adrian Crowley. Il se présente comme un accomplissement et peut-être même un sommet dans sa carrière, mais la musique est au-delà de ces considérations. Ce sont tout simplement des chansons superbes. Sa musique a été qualifiée d’indie folk, mais c’est évidemment restrictif, Adrian Crowley est un auteur-compositeur et un poète. Sur ce nouvel album, il est accompagné de John Parish, qui est lui-même plus qu’un producteur et qui était présent sur le magnifique The Watchful Eye Of The Stars sorti en 2021. Ils se connaissent depuis les années 90, mais ne s’étaient pourtant pas revus durant de nombreuses années, jusqu’à ce qu’une amie commune, Nadine Khouri, lui propose de participer aux chœurs de son album qu’elle était justement en train de réaliser avec le célèbre producteur ; et c’est ainsi qu’est née la collaboration. Nadine Khouri est aujourd’hui présente sur ce nouvel album en tant que choriste, sa voix mystérieuse participant à l’harmonie de l’ensemble.
Measure of Joy est un album nocturne mais pas sombre, bien qu’il puisse l’être parfois. La nuit est présente dans les sons qui ne peuvent être perçus que lorsque le monde se repose. Dans la voix au téléphone sur du jazz endormi. Dans les altos et les violons lors d’une délicieuse visite au cimetière dans ‘Cherry Blossom Soft Confetti’, une chanson qui est à la fois un éloge funèbre et une fête. Dans cet amour qui ne parle pas, dans le pensif ‘Lost at Last’, la chanson qui ouvre le disque, ou dans ‘Tangled’, un air porté par la clarinette d’Adrian Crowley, où le narrateur chante « I could free myself / from the dark tendrils that cling to me / If I didn’t find them so exquisite » (Je pourrais me libérer / des sombres vrilles qui s’accrochent à moi / Si je ne les trouvais pas si exquises).
Il y a aussi des surprises. La voix sur ‘Drunk on Promises’ est très différente du baryton de son auteur. Il étend sa tessiture pour un petit intermède juvénile, juste lui et Jim Barr à la basse électrique, qui fonctionne étrangement bien après l’entraînant ‘Genevieve Of The Mountain’. « A Paris, explique-t-il, il y a la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. J’ai passé beaucoup de temps dans ce quartier, et une histoire et des paroles sont apparues dans mon carnet, à propos d’un personnage qui peut être fictif ou non, dans une chanson sur l’obsession fébrile dans une ville qui oscille entre le présent et les jours passés ». Ces chansons parlent de ce qui est éphémère, avec une idée de libération, sans tristesse. Ou alors cette tristesse qu’on ne veut pas éviter, et qu’on ne peut pas éviter, parce qu’elle nous fait nous sentir vivant. Sur ‘Deep Dark Blue’, il présente ces choses fantomatiques qui ne peuvent être retenues de manière sinistre: l’écho sur une plage silencieuse, le silence dans un battement de cœur interrompu, le reflet de lumière dans le miroir, la balle qui rebondit dans une rue tranquille. Le mellotron est presque menaçant, et la guitare tremble tandis qu’on entend du papier dans le vent, et la voix de Nadine Khouri, presque un murmure. Mais à d’autres moments, l’errance et l’inaccessible sont joyeux, festifs, païens: le sifflement des pelouses d’été, le renard à l’aube, la « tasse tremblante » de la chanson ‘Trembling Cup’, qui résonne et se lit comme une page arrachée à un conte de fées, le frère qui s’enfuit sans jamais s’arrêter.
Sans doute y a-t-il une pièce maîtresse dans Measure of Joy, une chanson qui se distingue non pas parce qu’elle est meilleure que les autres – elles sont toutes magnifiques – mais parce qu’on sent qu’un absolu y a été saisi. Comme s’il était possible de se souvenir de l’événement derrière une photo. Y avez-vous pensé ? C’est la chose la plus étrange et pourtant la plus courante. Regardez les photos d’il y a, disons, vingt ans. Trente ans. L’enfance. Vous pouvez peut-être vous souvenir de la photo, mais du moment où elle a été prise ? Vous pouvez peut-être même vous souvenir du jour, de la seconde où tout le monde a posé ou a été pris au dépourvu, de la raison pour laquelle cette lumière a été choisie ou du moment où quelqu’un s’est écrié: « Allez, on prend une photo ! » Les photos sont une astuce de la mémoire, l’une des meilleures. Et ‘Swimming in the Quarry’ est comme un message provenant de l’endroit où vont les souvenirs. On est en plein mois de juillet, il fait nuit, la lap steel nous propulse vers le ciel noir et deux personnes trouvent une ouverture dans le barbelé pour atteindre la carrière. Et puis la nuit et l’eau sombre se confondent alors qu’ils nagent sous les étoiles et les débris spatiaux, et la chanson se construit de façon risquée et belle vers quelque chose d’éternel, pour récupérer un moment que la vie et la mémoire ne devraient jamais emporter, qui devrait être préservé, comme le rire, les fleurs de cerisier et la joie.
Mariana Enriquez
Automne 2024