Biche
Alexis Fugain sait que, quoi qu’il fasse, tout s’inscrit dans une spirale. Un éternel recommencement dont le point central devient de plus en plus flou à mesure que passent les années. Biche, c’était quoi au départ? Cinq entités qui ne se connaissaient pas avant de se retrouver derrière leurs instruments respectifs, en salle de répétition, s’apprivoisant par le son et cette envie commune de produire des ambiances qui les feraient autant voyager, rêver, que celles de leurs idoles. C’était des choix esthétiques, une candeur propre à la fin de l’adolescence, un premier disque nimbé d’insouciance et cette fusion presque magique de leurs énergies réunies sur scène. C’était beau, sincère, ça avait du sens à ce moment-là mais un groupe reste la somme de personnalités distinctes qui avancent, mûrissent, changent d’avis, de peaux, restent sensibles aux mouvements du monde. On pourrait dire que Biche suit la trajectoire de sa première spirale, oui, mais le tracé change de couleur, se rature et grossit par endroit. Quelque part dans l’équation, on est venu modifier un peu les données, juste assez pour y laisser passer une respiration. Et devant ce deuxième album, le groupe se retrouve comme à la sortie d’un rêve, un peu engourdi par les variations de ses fantasmes mais prêt à raconter la vie, réelle, dans tout ce qu’elle a de plus imprévisible.
Construit comme une boucle infinie, ‘Une Brève Interrogation sur les Cycles Humains’ réunit autour d’Alexis Fugain, Brice Lenoble, Alexis Croisé, Thomas Subiranin et Florian Adrien, le tout dernier membre de la bande, arrivé au moment d’enregistrer le premier morceau de l’album. Biche a toujours pris son temps et les onze titres en attestent, complexes, foisonnants, comme des âmes qui ont vécu. Le tout est plus rapide, nerveux, on quitte les territoires de cartes postales jaunies pour déambuler à vitesse de guépard dans des rues qu’on avait ignorées. Les choses sont dites, poétiques toujours, en suspension dans l’espace, contre des instrumentations riches en composantes électroniques. Qui dit mouvements circulaires, dit musique répétitive mais il n’était pas question de cadenasser les morceaux, au contraire, rien n’est quantifié, tout s’agite et hoquette sans relâche. C’est plutôt dans les ambiances rétro-futuristes de Stereolab période Dots and Loops et le Mellow Gold de Beck que le groupe est allé piocher cette fois-ci. Pour Biche, la production et l’aspect artisanal de la musique ne sont pas des détails, au contraire, ils sont même au cœur de leur processus créatif, qui met en avant une idée du fait maison d’une minutie impressionnante. C’est tout naturellement, tant par goût pour ce qui se distingue au microscope que pour la vue d’ensemble, que chaque morceau a été bâti étape par étape, donnant parfois l’effet d’une poupée russe sonore que l’on pourrait déshabiller éternellement. Le temps des arrangements, qui s’est étalé sur plusieurs années, a été l’occasion d’inviter des camarades à jouer à leurs côtés et a permis de révéler certaines personnalités et esthétiques au sein des onze capsules du disque.
Le premier titre nous met directement sur la piste de toutes les questions qui clignotent chacune à leur tour au gré de l’album, une entrée dans le cerveau un brin obsessionnel de Biche. Le circuit s’allume tranquillement et déjà, tout est là. Le contraste des arrangements, la douce résignation d’un discours que l’on ressasse et l’extrême souci du détail. Puis arrive ‘Déjà-vu’, mirage pop d’une mélancolie indissociable de l’écriture d’Alexis Fugain, enregistré instinctivement, en un éclair dans la petite salle du studio Claudio. Tout est réalisé à la prise, en collaboration avec leur ingénieur son de longue date Vincent Hivert, avec un travail préparatif précis, pour que l’auditeur soit au plus proche de l’expérience live. Difficile de commenter certains faits de sociétés, surtout quand ils sont encore chauds, changeants et assez proches pour n’avoir que très peu de recul. Dans ‘Le Code’, Biche parle de sa propre désillusion face aux algorithmes et les malentendus qu’ils génèrent. Sans jouer au vieux con ni se plaindre dans le vent, le texte navigue avec humour sur les règles qui nous régissent désormais, du point de vue de quelqu’un qui aurait l’impression d’en être le maître. Étrange escalier qui ne va nulle part, ‘Le Mont Ventoux’ prend comme point de départ la fameuse étape du Tour de France (clin d’oeil à Kraftwerk) pour aborder la trajectoire d’un travail d’équipe, d’une machine bien huilée où chaque petit composant fait passer le signal. Plutôt pudique sur sa vie privée, Alexis Fugain fait une petite exception pour l’unique chanson d’amour du disque, ‘Labrador’, déclaration à son chien adoré. Sur une instrumentation élégante aux arrangements jazz, il dépose des bribes de pensées sur l’amour cyclique et la fidélité sans cesse renouvelée de l’animal, n’ayant pour seule fin inéluctable que sa disparition. ‘Americanism’, co-écrit par Margaux Bouchaudon de En attendant Ana, accélère un peu le tempo et propose une narration à deux voix, digression sur des systèmes qui nous gangrènent, nous font rêver, mettent en lumière nos paradoxes. Des mastodontes que l’on alimente un peu, par la force des choses, que l’on se plaît à détester ou que l’on observe sous un angle nouveau. C’est Nick Wheeldon que l’on retrouve ensuite au chant dans ‘Ça va?’, dont le texte acerbe dépeignant une société sous sédatifs s’appose à une jam étourdissante façon Pierre Henry. La folk anglaise flegmatique si particulière à Wheeldon rencontre les vibrations synthétiques de Biche avant la déferlante ‘La Spirale’ et ses 200 BPM. Il est ici question du nombre d’or, cette mystérieuse “divine proportion”, utilisée en architecture et en art depuis l’Antiquité et dont la forme quand elle est écrite en entier ressemble à un coquillage. Confusion délibérée, texte à trou, c’est à l’auditeur d’emmener l’histoire où il le souhaite. Et puis c’est l’apaisement, le tympan se greffe à la fréquence ‘8.432 KHz’, la seule qui parvient à soulager l’acouphène logé à vie au fond de l’oreille d’Alexis, avant le passionnant ‘L’Engrenage’ où il émet des hypothèses pas si farfelues sur un possible démantèlement de la machine capitaliste. Une certaine idée de l’inaction et du pouvoir massif qu’il peut générer, question déjà abordée en filigranes – quoique pas de manière aussi politique et économique – dans de précédents projets.
Puis Biche referme la boucle avec ‘Les Cycles Humains’, d’un simple piano et d’une ligne de clarinette interprétée par Romain Vasset de Belvoir, reprenant le refrain du tout premier morceau comme si l’histoire se répétait déjà, le doigt à quelques millimètres de la touche play. Après tout, écouter un album en boucle, quoi de plus humain?