Clair
Ce prénom au « e » disparu qu’elle s’est choisi comme étendard aurait plu à Georges Perec. Une Clair pas très claire, donc, qui chante d’ailleurs « heureusement pour moi, je vois flou, le monde est mystérieux, c’est fou » dans une ode à la myopie comme dernière utopie. En revanche, Clair ne manque pas d’air, en témoigne un premier album de douze chansons qui la dévoilent en autant de facettes facétieuses, tour à tour pétulante, touchante, joueuse façon Anna Karina et blonde espiègle comme une Nancy Sinatra d’ici, exquise femme-enfant ou ballerine en pull-mohair qui plane bien au-dessus d’une époque trop terne-à-terre. Il faut dire que Clair est à bonne école, avec pour chaperon nul autre que Philippe Katerine, lequel a composé et écrit sur mesure ce répertoire subtil et réjouissant, réalisant l’album et inaugurant au passage son propre label, Maison magique, dont il porte également le nom.
Parisienne grandie dans une banlieue éloignée du Val d’Oise qui ressemblait à la campagne, la trentenaire Clair(e) fait partie de l’entourage du chanteur depuis plus de dix ans, lorsqu’elle fut enrôlée comme danseuse et choriste sur les clips, les tournées et les disques de celui qui la considère comme son alter-ego féminin. « Si j’étais chanteuse et qu’on m’aurait laissé le choix d’une voix, j’aurais pris sa voix » dit Katerine, et Clair ajoute « J’ai tellement joué ces chansons seule à la guitare que j’ai l’impression de les avoir écrites », pour appuyer une évidente gémellité qui saute à l’esprit dès les premières notes. Mais si elle adore la France Gall sixties, Clair n’est pas pour autant une poupée de cire et de son ni la marionnette docile d’un pygmalion qui la prendrait de haut. Pour ces chansons qui ont pris vie lors de longs échanges à distance pendant le confinement, Philippe s’est véritablement glissé dans la peau de Clair, adoptant et adaptant sa fantaisie, ses humeurs, son humour, son regard (flou) sur le monde alentour et sa lucidité cinglante aussi, lorsqu’il s’agit de balancer « vous avez l’air con avec vos débats à la con sur les femmes voilées » sur un « Toutoutout » bien salé.
Pour les beaux yeux de Clair, et pour sa voix vive et claire, Philippe a d’ailleurs réactivé son savoir-faire des jeunes années, celui de la bossa-nova et des pop-songs solaires (« La maison magique », mitoyenne du Laurel Canyon de Véronique Sanson), du jazz funky qui explose (« La joie »), des ballades molletonnées et classes comme du Julie London (« Quand je chante ») et autres joyaux joyeux (« Pull mohair ») qui peuvent aussi partir en pelotes par surprise. Cette maison magique a beau être accueillante, joliment décorée, ambiance conviviale et parfums exotiques, on n’y joue pas pour autant de la lounge-music vouée à tapisser les apéros-dinatoires. Quand Clair chante, on l’écoute. Comme Claudine Longet lorsqu’elle débarque dans La Party de Blake Edwards, avec sa guitare et sa voix porcelaine, le silence s’impose et la magie agit. Un peu scandinave (sa mère est suédoise), elle possède le charme non aguicheur des filles du froid qui réchauffent l’atmosphère d’un trait de voix, sans en faire des tonnes, avec une belle assurance et un ton immédiatement confident.
Ces chansons esquissées par Katerine ont été peaufinées aux côtés d’un autre Philippe, Eveno, guitariste du premier avec lequel Clair a déjà œuvré ces dernières années sur un spectacle autour du Montmartre des années 30 baptisé Le Club R-26. Et puis, dans l’écrin vintage du studio Audioscope, équipé d’un vrai magnétophone à bandes, à l’ancienne, Philippe Katerine, son co-réalisateur Victor Le Masne et des musiciens aux pouvoirs élastiques ont déployé ce beau décor musical en trompe-l’œil qui donne l’illusion d’être à Bel Air, Californie, à Rio en 54 ou à Londres en 66 (« Marie Douceur », qui cite Marie Laforêt, elle-même reprenant « Paint it black » des Stones), parce que bon, « tout est dans la tête ». Les références abondent, et pourtant rien dans ce disque n’exhale la poussière des antiquités. Il s’inscrit seulement dans une tradition des musiques qui pétillent, vrillent et fourmillent d’idées quelle que soit l’époque. De la pop française un peu délurée et assurément chic dont elle est l’héritière, on pense au duo Mikado (« Mon anniversaire »), et on n’a pas fini d’y penser que débarque la voix de Grégori Czerkinsky, le temps d’un duo/duel qui envoie tout valser (« Toutoutout »). Pierre Daven Keller, autre ami de la galaxie Katerinienne, pose la sienne sur le plus caliente « Au ralenti », façon Elis Regina & Tom Jobim brumisés par les eaux de mars. Démarré dans l’absurde (« Tout est dans la tête ») et l’ironie douce des faux-semblants (« Saint-Gilles-Croix-de-Vie »), La Maison Magique achève de mériter son nom avec un final onirique baptisé « Huldran », d’après cette légende folklorique suédoise (la propre mère de Clair en a écrit le refrain) d’une créature qui attire les hommes dans les bois pour les envouter. « Viens avec moi, suis-moi » sont ainsi les dernières paroles de cet album. Qui pourrait refuser une telle invitation ?