J.E. Sunde
Composé de dix joyaux sobres et affirmés, Alice, Gloria and Jon, premier album en trois ans du songwriter de Minneapolis J.E. Sunde, s’ouvre sur un incorrigible haussement d’épaules. La batterie arrive comme si elle était encore en train de se réveiller, puis viennent la basse et les synthés qui se présentent comme si un ami les avait invités. La sonorité traînante du piano Rhodes de Sunde n’a d’égal que les paroles dépitées du premier couplet : “Maybe if I just stopped caring at all/ Maybe if I just stopped dreaming” (« Peut-être que si j’arrêtais de me soucier de tout / Peutêtre que si j’arrêtais de rêver »), marmonnet- il. “Then I’ll finally lose that awful feeling I got one life to live, but I’m not doing it right.” (« Alors je finirai par lâcher cette affreuse impression que je n’ai qu’une seule vie, et que je la vis mal. ») C’est un pari écrasant, un aveu de résignation qui ressemble à la première phrase d’un adieu longtemps attendu.
Mais à mi-chemin de cette merveille de trois minutes, après que Sunde a réfléchi à l’influence de l’argent sur sa perception de la valeur et de l’amour, il fait une découverte décisive : le travail, les relations et la conscience de soi en général récompensent tous les doutes et les labeurs de la création artistique, ils ne sont pas l’éphémère validation du carriérisme ou de la célébrité. C’est « la lumière dans l’obscurité, le pourquoi », chante-t-il (“the light in the dark, the why”), s’accrochant à cette dernière syllabe comme à un radeau de sauvetage. Lorsqu’il revient au Rhodes, à présent il danse avec lui, une petite valse sous une lumière tamisée mais pérenne.
Alice, Gloria and Jon regorge de ces prises de conscience subtiles mais essentielles de la part d’un songwriter de plus en plus sophistiqué, pleinement conscient des limites commerciales de ce qu’il fait, mais qui y trouve tout de même un sens. Sunde a désormais la trentaine bien tassée, il est loin du puissant star-system qui semblait si omniprésent lorsqu’il cofonda Daredevil Christopher Wright à Eau Claire, dans le Wisconsin, il y a près de 20 ans. Il se glisse ici dans son rôle de thérapeute de lui-même, affirmant à travers ces dix morceaux incandescents et décomplexés que ce genre de reflet importe plus que les récompenses qu’il apporte. Il y a un privilège et un pouvoir dans le fait d’écrire et de chanter des chansons aussi séduisantes et intenses, Sunde s’en aperçoit encore et encore à travers ces hymnes empathiques réalisés par et pour tous les sousestimés chroniques.
Délibérément court, l’album dure 31 minutes et comporte une chanson d’amour intitulée « God » de moins de 120 secondes. Il n’y a pas de solos de folie ni de refrains réclamant d’être entonnés par la foule. Et Sunde se charge de presque tous les instruments, à l’exception de la batterie (Shane Leonard) et d’une partie de la basse (Andrew Thoreen). Quand « Alice », charmante étude de caractère sur une vieille amie qui ne s’est jamais accordé l’espace nécessaire pour grandir, commence à mi-parcours de l’album sur un tempo légèrement plus rapide et des guitares tendues, le rythme accéléré illustre à quel point Sunde s’est bien installé dans ces chansons. Chanter la vérité avec constance suffit.
« Turn the Radio On », par exemple, est une méditation classique sur la solidarité que nous partageons à travers les chansons, la force que la diffusion peut apporter « si quelque chose ne va pas, quoi qu’on fasse. », “if something feels wrong, whatever uou do.” (L’accroche de « Turn the Radio On » pourrait et devrait certainement être entonnée par une foule). Et puis il y a la magnifique « Home », une contemplation du genre de sanctuaires – maison, relation, famille – qui sont plus puissants que les pressions du marché. C’est une chanson d’amour pour survivre, ensemble, intègres et sereins. Depuis des années, Sunde fait le tri en thérapie dans ses déceptions et ses désirs personnels et professionnels, ce dont il parle franchement sur scène. Quelques mots ici sont même des bribes de ces séances. Ces chansons parlent de sagesse lentement gagnée, d’accumulation progressive de connaissances sur notre relation avec le monde inconscient qui nous entoure. On acquiesce aux épiphanies de Sunde, en y retrouvant des petits bouts de nous-même.
La chanteuse américaine Gillian Welch n’avait qu’en partie raison il y a quelques années. Effectivement, presque tout est gratuit aujourd’hui, l’art s’est transformé en contenu accessible à l’infini pour une bouchée de pain. Mais l’incitation à faire quand même, même si cela ne rapporte pas, a un coût réel : comment continuer quand les récompenses s’envolent ? “I feel a strange transcendence when I got some words to rhyme” (« J’éprouve une drôle de transcendance quand j’arrive à faire rimer certains mots »), déclare Sunde dans « Blind Curve », son témoignage sur les raisons pour lesquelles ces choses-là comptent encore. “I don’t understand the purpose, but it makes my father smile.” (« Le but m’échappe mais ça fait sourire mon père. ») Vulnérables et sincères, ces vers non rimés dévoilent un Sunde qui puise plus de valeur dans les petites récompenses et dans la quête infinie que le travail implique.
Cette acceptation, ironiquement, est ce qui fait d’Alice, Gloria et Jon l’album le plus à propos et le plus intemporel de Sunde. Le marché ne fait aucun cadeau à la plupart des artistes, même s’ils assouvissent la bête avec leur contenu. Sunde l’a compris, parce que c’est aussi sa vie, transposée en dix chansons à travers lesquelles il s’est engagé sur le chemin du beau plutôt que de baisser les bras.