Jonathan Wilson
Il y a quelques années, alors qu’il travaillait sans relâche à la production d’albums pour des artistes comme Angel Olsen, Father John Misty, Billy Strings et Margo Price, Jonathan Wilson a eu une révélation soudaine en écoutant de la musique.
Il est tombé plus précisément sur « Warm Rumours », un obscur morceau du chanteur britannique Jim Pembroke, qui était à la tête du groupe progressif finlandais Wigwam à partir de la fin des années soixante. C’était complètement dingue. Bien sûr, Wilson a tout de suite adoré. Comment avait-il pu passer à côté de cette musique ? « L’album est d’une étrangeté qui confine au génie, se réjouit-il. Comme si Zappa croisait Beefheart, faisait des tas de voix bizarres de présentateur télé, et se tirait définitivement une balle dans le pied en vue d’un quelconque succès commercial en 1972. »
A l’époque, Wilson était en pleine production du dernier album de Father John Misty, Chloe & the Next 20th Century, enregistré dans ses idylliques Fivestar Studios à Topanga Canyon, en Californie, où tout est réglé exactement comme il l’entend et où il n’y a aucune pression à travailler rapidement. Lorsque Josh Tillman, de Misty, quittait le studio chaque jour, Wilson s’asseyait au piano où il avait préparé le micro, et l’idée de « Marzipan », le morceau sur lequel s’ouvre Eat the Worm, a commencé à prendre forme.
Le riff de piano lui est venu en premier, et en suivant le fil de ses pensées, inspiré par la bizarrerie non dissimulée de Pembroke, il s’est plongé confortablement dans son propre univers. En quelques couplets, Wilson raconte sa vie à Brooklyn, au début de la vingtaine, lorsqu’il grenouillait parmi les hipsters, avant de céder à son amour pour la musique folk, la country et le jazz. Durant l’interlude, il fait un clin d’œil à Pembroke : “Well we’ve come to the part of the song right now / Where I’m gonna fuck around / Go for broke like my boy Jim Pembroke / He inspired me to do a little something right here / A little song and dance / A little ‘take a chance’.” (« On en est au moment de la chanson / Où je vais faire le con / Me lâcher comme mon pote Jim Pembroke / Il m’a inspiré un petit quelque chose ici / Une petite chanson, une petite danse / Un petit “tente ta chance”. »
C’est avec cette introduction qu’on découvre Eat the Worm, le brillant et rafraîchissant cinquième album studio de Jonathan Wilson. Auteur-compositeur, chanteur, producteur, enregistreur, arrangeur, multi-instrumentiste, maître d’ambiances, bâtisseur de communauté, musicien de musicien et véritable architecte sonore, il n’a rien à envier aux meilleurs de sa génération. Il est logique qu’il ait réalisé son meilleur album lorsqu’il a décidé de ne plus faire d’efforts, car il est vraiment naturel.
La vie créative de Wilson a débuté à l’orée des années 80, dans la petite ville de Caroline du Nord où il a grandi, profitant du piano et de l’orgue de l’église baptiste de son grand-père, ainsi que du riche patrimoine musical de la région dont il s’imprégnait. Avec un père chef d’orchestre, la musique était pour Wilson une vocation viable, et il s’est rapidement mis à apprendre toutes les techniques et tous les métiers liés à la création musicale, d’ores et déjà engagé sur la voie de de son actuelle maîtrise. En cours de route, il a connu le succès à la fin des années 90 avec son groupe de rock Muscadine (que le regretté Seymour Stein lui-même avait accueilli sur son label Sire Records). Après la dissolution de Muscadine, Wilson s’installe à Los Angeles et devient rapidement un acteur incontournable de la scène musicale locale.
Dans les années 2000, alors qu’il travaille comme luthier, fabriquant des guitares personnalisées très en vogue, il commence à organiser des jam sessions devenues légendaires dans sa maison de Laurel Canyon : parmi les invités figurent des membres de Tom Petty, Wilco, les Cars, les Black Crowes et Conor Oberst de Bright Eyes, ainsi que de nombreux autres collaborateurs de Wilson. Il y a aussi une nouvelle génération d’artistes rock de Los Angeles, comme Dawes, avec qui Wilson a travaillé plus tard comme producteur. Il commence à sortir des albums solo en 2007, et construit tranquillement un catalogue d’albums indépendants à succès, dont Fanfare en 2013, Rare Birds en 2018 et Dixie Blur en 2020.
« Ça paraît fou parce que je fais ça depuis plus de vingt ans, mais c’est la première fois que j’ai vraiment l’impression d’avoir trouvé mon truc, – c’est un peu un voyage que ça ait pris tant de temps, confie Wilson. J’ai enfin l’impression d’avoir trouvé un moyen d’exprimer les choses que j’ai vraiment envie de dire. Si je veux être un sale type pendant une minute, je peux. Si je veux chanter une chanson à ma femme sur notre journée dans le canyon, ça marche aussi », dit-il, faisant référence à la seule chanson d’amour de l’album, « Hey Love », – une ode à sa femme, l’artiste Andrea Nakhla, que Wilson a également interprétée lors de leur mariage. « Pour cet album, je voulais sortir de toutes les zones de confort dans lesquelles j’avais pu tomber en tant qu’auteur, narrateur, producteur ou musicien. »
« Une grande partie de cette série de chansons est une réaction au travail de production que je fais, explique Wilson à propos du nouvel album. Quand je suis en studio, je passe de longues journées avec les gens, j’ai des idées de dingue et ils me disent “non, non, non, c’est trop loufoque, JW.” Du coup je les ai gardées pour mon album. Je suis enfin arrivé à un stade où je me sens totalement libre de prendre des risques et de résister à l’envie d’édulcorer les choses. Ça se doit d’être un peu bizarre. »
A cette fin, Wilson s’est donné tout le temps nécessaire au cours des deux dernières années pour laisser les chansons se développer. Le fait d’avoir son propre studio lui a également permis de passer autant de temps qu’il le souhaitait à peaufiner les morceaux. « Il y a beaucoup de détails dans les chansons. J’ai senti que cet album était aussi l’occasion pour moi de diversifier mon son, c’est pourquoi il y a beaucoup plus de cordes et de cuivres qu’avant, explique-t-il. Je voulais appliquer à ma propre musique certaines des palettes sonores d’autres productions sur lesquelles j’ai travaillé. »
Brûlant la chandelle par les deux bouts en produisant plus d’une douzaine d’albums pour d’autres artistes en même temps qu’il réalisait Eat the Worm, Wilson a accumulé plus de vingt chansons au cours des années 2021 et 2022, découvrant un nouveau niveau de confort en remplissant les pistes avec ce que son instinct lui dictait. « Il y a eu beaucoup d’expérimentation, explique-t-il. Pour “The Village Is Dead”, j’ai commencé par m’asseoir à la batterie, puis j’ai fait en sorte que la chanson s’adapte à la piste de batterie. Pour « Bonamassa », c’était juste une esquisse d’un rythme hyper bizarre et d’une foutue guimbarde. Genre c’est quoi ce truc ? J’étais sur le point de faire quelque chose comme ça, et puis – bam ! – j’avais une chanson. » Il a enregistré et produit la plupart des chansons seul, ne faisant appel qu’à ses collaborateurs préférés et les plus réguliers, Drew Erickson (claviers et arrangements de cordes) et Jake Blanton (basse électrique).
Il a également commencé à trouver que, vocalement, « cette sorte de chant parlé rythmique et narratif se révélait et semblait vraiment naturel. » Les paroles répondent également à sa nouvelle approche instinctive. Les chansons sont remplies de scènes surréalistes très vivantes avec des personnages déjantés. On voit l’artiste faire face à son ego, tout en dénonçant les dérives de l’industrie musicale. Dans « B.F.F. », il parle d’une version antérieure de lui-même : “Yes I was paying to play / Ego was eating me alive / I was living a bald-faced lie / But I was making epic scenes / Doing interviews in all the magazines / And making weekend trips to the bonafide wild-eyed countryside” (« Oui, je payais pour jouer / L’ego me rongeait / Je vivais un mensonge éhonté / Mais je faisais des scènes épiques / Je donnais des interviews à tous les magazines / Et je partais en week-end dans la campagne authentique aux yeux sauvages »). Et dans le nostalgique « Low and Behold », il offre une vision plus optimiste : “Low and behold / By the grace of God / I am not in debt / Nor am I owed / Never bought / Never sold / I am an island, I define success/ As never having to be told jack shit again.” (« En bas de l’échelle / Par la grâce de Dieu / Je ne suis pas endetté / Ni redevable / Je n’ai jamais acheté / Jamais vendu / Je suis une île, je définis le succès / Comme ne plus jamais avoir à se taper des baratins de merde. »
Alors que l’industrie musicale devient chaque jour plus insoutenable et saturée de gens qui n’ont que le succès en tête, la carrière protéiforme de Jonathan dans la musique lui a donné la liberté de rester fidèle à sa vision et d’assouvir ses désirs créatifs les plus débridés en matière de musique. « Une partie de ma carrière solo et des années passées à faire des tournées et à emmener un groupe autour du monde ont dû mourir pour que je puisse faire cette musique. Je devais être totalement dépourvu d’attentes pécuniaires et ne pas m’attacher à la façon dont ma musique pouvait être perçue par les autres. Je pense que j’ai voulu rester sur ma propre ligne plus que je ne l’ai jamais fait sur mes albums précédents. »