Andrea Poggio
L’écriture d’Andrea Poggio, avec sa force de persuasion et son charme sobre, donne la sensation d’avoir été méthodiquement ciselée et aboutit à une création singulière et inédite.
Il futuro est un disque à la fois classique et moderne, traditionnel et avant-gardiste, dans lequel l’auteur s’amuse et se fait plaisir, en jouant avec les genres et en les combinant comme s’il créait une passerelle insolite entre Paolo Conte et les Dirty Projectors, entre Franco Battiato et Chassol.
L’ancien et le nouveau, le classique et le moderne, le passé et l’avenir.
C’est précisément sur les traces de cette apparente dichotomie que se meut l’album, dont le titre semble comporter un invisible point d’interrogation.
L’avenir terrible et postmoderne que Poggio, en Tirésias des temps modernes, découvre « depuis la fenêtre d’un hôtel » (“dalla finestra di un albergo”) ou « d’un train sur une voie morte » (“da un treno s’un binario morto”), semble tout droit sorti des pages d’un roman de Don Delillo, avec ses « quartiers populaires à l’infini » (“quartieri popolari all’infinito”), ses « pluies artificielles » (“piogge artificiali”) et ses « rivières aux irisations grises » (“fiumi grigio iridescente”).
Un avenir dépeint avec causticité et sarcasme dans « Chilometri d’asfalto » et « Il nuovo mondo », où le narrateur se retrouve perdu et hébété face à la marche triomphante d’un néolibéralisme sans hésitation ni réticence.
Devant pareil avenir, la seule solution semble être de regarder en arrière, de se réfugier dans le souvenir et de convoquer le passé. L’unique répit, l’unique réconfort provenant, comme dans « Amori perduti », de l’évocation des « étés perdus », (“estati perdute nel tempo”), faits de « courses dans les champs » (“corse nei campi”) et de « coups d’œil, une boule dans la gorge » (“sguardi col nodo alla gola”). Ou, comme dans « Argentina », de la reviviscence des moments passés « au bord du monde » (“ai margini del mondo”), « sous un ciel torride » (“sotto a un cielo sfolgorante”), « dans les bras d’une fille de la ville » (“tra le braccia di una ragazza di città”). « Autunni intermittenti » nous rappelle à ces « longs adieux dans les parkings d’hôtels » (“lunghi arrivederci nei parcheggi degli hotel”) et à ces « nuits à l’abat-jour » (“notti al paralume”) qui sont autant de vestiges d’une vie passée, à jamais abandonnée.
Le passé et l’avenir, l’ancien et le nouveau, le classique et le moderne.
Musicalement, Andrea Poggio réussit l’exploit de conjuguer avec un naturel absolu la chanson italienne traditionnelle et un style résolument contemporain, moderne et – oui ! – une approche futuriste des arrangements et de la production.
Enregistré entre Milan et Bristol par Federico Altamura, Ivan Rossi et Ali Chant (ce dernier étant connu pour avoir produit, entre autres, Aldous Harding, Perfume Genius et Yard Act), Il futuro est un album où l’on semble parfois retrouver le Paolo Conte du début des années 80. Tout comme celui-ci s’amusait à contaminer des mélodies désuètes avec des sons Casio et des boîtes à rythmes (par exemple dans « Gli impermeabili »), Andrea Poggio déconstruit les traits les plus classiques de son écriture à travers des arrangements secs et essentiels (« Argentina »), des fréquences presque drum and bass (« Il futuro ») et des batteries entre calypso et trap (« Il nuovo mondo » et « Chilometri d’asfalto »).
Mais les influences ne s’arrêtent pas là.
Si « Amori perduti » ressemble au Leonard Cohen de la fin des années 80, « Ombre e luci » fait coexister Franco Battiato et un saxophone issu d’un disque de Tyler, The Creator. Si l’irrésistible « Parole a mezz’aria » puise ses racines dans XTC, dans « Fuori città » on retrouve Modugno. Si « Autunni intermittenti » fait un clin d’œil à St Vincent, dans « Frasi a metà » on a l’impression d’écouter Air jouer « Max » de Paolo Conte.
Conte à nouveau.
Et ce n’est peut-être pas un hasard si Andrea Poggio, comme Paolo Conte, est né et a grandi dans ce Piémont méridional et frontalier « qui se trouve au fond de la campagne » (“che sta in fondo alla campagna”), coincé entre plaine et mer, englouti par le brouillard et les collines. Ce Piémont (pour citer Umberto Eco, avec lequel Andrea Poggio a en partage sa ville natale d’Alessandria), « sans rhétorique et sans mythes » (“senza retorica e senza miti”), indifférent aux valeurs abstraites, tournant le dos à l’amplification rhétorique, et donc également sceptique à l’égard d’une vision confiante et triomphaliste de l’avenir.