Bleachers

Bleachers

Sortie le 08 mars 2024

ANTI- Records

Rares sont les artistes du 21ème siècle ayant une influence aussi forte que Jack Antonoff. En tant que producteur pour des artistes comme Lana Del Rey, Taylor Swift, The 1975 et Lorde, il a remporté huit Grammys et a été album de l’année avec des disques comme Norman Fucking Rockwell! et Folklore. Les critiques s’interrogent depuis un bout de temps sur les clés de son succès et sur ce qui le définit, étant donné qu’il ne ressemble à personne d’autre (Antonoff se tient loin des tendances, même si c’est le fil conducteur de son dernier projet). Il explique que sa méthode reste constante, qu’il s’agisse de son travail de production ou de sa musique avec Bleachers : « Le grand voyage et la lutte que représente la création du son, consistent à s’enfoncer de plus en plus profond à l’intérieur de lui, tout en se choquant soi-même, ainsi que les gens autour. »

 

Le résultat est toujours intime, tout en sincérité et d’un goût inaltérable. Formé en secret en 2013, Bleachers a permis à Antonoff d’affirmer le besoin qu’il avait depuis toujours d’écrire et de jouer ses chansons avec un groupe. Les trois premiers albums de Bleachers – Strange Desire (2014), Gone Now (2017) et Take the Sadness Out of Saturday Night (2021) – ont été écrits en réaction à la perte de sa petite sœur en 2001. « Je pense qu’il arrive des choses aux gens et que, surtout s’ils sont écrivains, ça devient le point de départ de leur travail, explique-t-il. Ça ne me dérange pas, j’aime ça. Parce que les chansons que j’ai écrites dans cet état d’esprit deux ans après sa mort sont très différentes de celles que j’ai écrites cinq ans plus tard, sans parler de celles que j’ai écrites dix ans après. La perspective change du tout au tout. »

 

Bleachers est le quatrième album d’Antonoff, mais aussi le premier qu’il signe avec l’emblématique label indépendant Dirty Hit. Il s’agissait au départ d’une création sur l’idée d’hommage à la vie. « Ce n’est pas une régression. C’est même le contraire, confie Antonoff. L’hommage à la vie donne envie de s’envoler vers l’avenir, parce que quelqu’un d’autre n’a pas pu le faire. » Mais sa vie personnelle et professionnelle a atteint un pic d’espoir lorsqu’il a commencé à écrire cet album en 2022 : il a rencontré l’amour de sa vie, désormais sa femme, et le groupe jouait devant des publics plus nombreux, étant toujours suffisamment jeune pour trouver ça excitant et aussi engagé affectivement qu’un mariage durable. « D’un coup le monde a paru s’ouvrir des deux côtés, explique-t-il. Souvent, il se passe des choses dans la vie personnelle, ou dans le groupe, mais le fait que les deux se retrouvent si intimement liés vers un vaste nouvel avenir m’a semblé capital tout en collant parfaitement à ce que j’ai exprimé dans mes précédents albums. » Bien qu’il ressente parfois de la culpabilité à s’être éloigné de la vision du monde induite par la perte de sa sœur, c’est en réalité le sens même de l’hommage à la vie.

 

Dès le triomphal single « Modern Girl », la méthodologie de l’album est exposée en Technicolor : c’est le point de vue d’Antonoff, typiquement New Jersey, sur les contradictions sensorielles bizarres de la vie moderne, sur sa place dans le monde culturel – ou du moins ses opinions sur la culture (« pop music hoarder », « avaleuse de pop musique ») – et sur les choses qui lui tiennent à cœur, à savoir le groupe et chacun de ses membres. Dans le mixage, chaque instrument existe pour lui-même et la personnalité du musicien. La musique est tantôt triste, tantôt joyeuse, c’est une musique pour rouler sur l’autoroute, pour pleurer, et danser en mariage.

 

Le son du groupe est d’une grande profondeur, une profondeur qui, selon Antonoff, est légitimée par leur omniprésence secrète : le groupe apparaît sur les six derniers albums de Taylor Swift, les trois derniers albums de Lana Del Rey et les deux derniers de St Vincent. « Le groupe est devenu des personnages qu’on entend partout dans le monde. Ce n’est pas vraiment une histoire que quelqu’un a déjà racontée, mais c’est cool quand on y pense », dit-il, ajoutant que « c’est très rare qu’un groupe soit vraiment un groupe. Ça prend beaucoup de temps. » Bleachers porte le nom du groupe car, pour la première fois, le point de mire est ici le groupe lui-même. Pour Antonoff, cette décision revient à affirmer l’essence du groupe.

 

En accord avec cette impression de vécu qui se dégage tout au long de l’album, Antonoff nous plonge dans une ambiance feutrée faite de mise au point personnelle. Sur la douce chanson d’amour aux accents Eighties « Tiny Moves », l’artiste évoque cette sensation qu’on éprouve quand on regarde quelqu’un qu’on adore et que chaque petit geste de sa part nous « bouleverse ». « C’est à peine si je me souviens de l’avoir écrite. Je me souviens surtout d’avoir fait le tour de la pièce en transe pour fêter son existence », explique-il. « Me Before You » est une autre ligne rouge qu’il n’aurait pas pu franchir avant cet album. A propos de son indisponibilité émotionnelle antérieure, telle que l’explore ce morceau simple et touchant, il déclare : « J’écoute mes podcasts. Je n’aime personne dans mon lit. On sait tous comment ça se passe. Peut-être que ce ne sont que des armures bizarres qu’on porte quand on n’est pas prêt ou qu’on n’a pas la tenue adéquate. »

 

Ailleurs, d’une voix douce et agréablement monocorde sur le morceau synthpop « Jesus Is Dead », il nomme ce dont il a besoin dans la vie. Cette chanson lui a été inspirée par une période où il était atteint du Covid et où il aimait traînasser avec sa compagne en regardant le film Phantom Thread de Paul Thomas Anderson. Il s’est dit que seuls comptaient vraiment pour lui sa famille, ses amis, sa femme, son groupe, son public et la volonté de faire le bien avec l’association à but non lucratif qu’il dirige avec sa famille, l’Ally Coalition, qui soutient les organisations défendant les jeunes LGBTQ. « Jesus is dead » est presque comme un bouclier protecteur, « c’est là que je suis à ma place. Si pour quelqu’un ça n’est pas suffisant, alors il n’a pas besoin d’être dans ce public ou dans cette conversation. »

 

Lana Del Rey, collaboratrice de longue date, le rejoint sur « Alma Mater », une chanson tentaculaire et inclassable, écrite durant les parenthèses où ils travaillaient sur la musique de la chanteuse. Ils se faisaient rire l’un l’autre, se chantaient des petits bouts (“She’s my alma mater / fuck Balenciaga“) et le résultat est une surprise pensive mais pleine d’entrain et de dynamisme. « Cette chanson est un drôle de petit bijou magique où je ne sais pas vraiment comment toutes les pièces s’assemblent, mais elles le font d’une manière vraiment spéciale pour moi », raconte-t-il.

 

L’hymne « Self Respect », avec sa perspective tout autre, est née de l’épuisement d’un Antonoff se sentant obligé d’être parfait dans sa vie personnelle. Le morceau réunit différents événements à travers le temps et l’espace : la mort de sa sœur, l’étrange aspect biblique de la mort de Kobe Bryant, la bêtise de Kendall Jenner dans la pub Pepsi. « Pourquoi Kobe Bryant est-il mort ? Pourquoi ma sœur est-elle morte ? Pourquoi Kendall Jenner a-t-elle fait cette publicité ? Dans le cerveau humain, toutes les questions ne sont pas parfaitement cousues les unes aux autres. Je ne pense pas seulement à des choses profondes. Je ne pense pas qu’à des choses stupides. Tout a lieu en même temps », explique-t-il. Mais, comme l’explique Joan Didion dans son célèbre essai, l’estime de soi suscite des sentiments contradictoires chez un individu, en dépit de la banalité qui l’entoure et de l’usage excessif qu’on en fait. « Paradoxalement, la plupart des gens définissent l’estime de soi de l’extérieur, explique Antonoff. C’est un concept si largement commenté qu’il devient presque impossible d’en avoir sa propre idée, ce qui est vraiment horrible parce qu’il s’agit justement d’une chose personnelle. Mais comme pour le bien-être, le respect de soi, l’amour, le soin, toutes ces choses qui deviennent populaires, le dévoiement est le chemin naturel. »

 

Alors que Bleachers danse avec toutes ces idées collectives et plus intérieures, l’album conserve également une sensibilité fièrement New Jersey. Fervent admirateur de Bruce Springsteen, Antonoff est né, a grandi et vit dans le Garden State. Le son de l’album est, dit-il, « pour le formuler littéralement : si triste, si plein d’espoir et d’aspirations, si cassé en même temps. » Un album qui mêle chants collectifs, glockenspiels scintillants, brefs solos de saxophone et bande-son pour conduire au coucher du soleil, le cœur brisé, mais bien ancré dans son propre univers. Antonoff choisit d’inscrire son chagrin et son sarcasme dans des sonorités amples et bienfaisantes, depuis son chez lui, parce que sa personnalité et son lieu de vie sont inexplicablement liés pour lui. Même sans être un fan de Bleachers qui saura repérer toutes les références et les plaisanteries tricotées dans le tissu de Bleachers, quelque chose de rassurant et de concret fait mouche ici : traverser une époque de folie, mais se souvenir de ce qui compte.

 

Ce qu’Antonoff anticipe désormais, après s’être choqué lui-même avec Bleachers, c’est l’opportunité de partir en concert avec cet album, et de transmettre par l’expérience live l’ambiance de cette époque. « Si vous allez voir Beyoncé, vous priez à l’autel de Beyoncé. Je ne suis pas comme ça, conclut Antonoff. J’ai toujours été plus attiré par des artistes comme Paul Simon ou Bruce Springsteen, des gens qui me ressemblaient et qui ressentaient les mêmes choses que moi, et qui avaient ce truc bizarre qui pouvait rassembler les gens. Certaines personnes aiment qu’on les admire. Je n’aime pas ça. J’aime faire partie de quelque chose. »