Bombino
Omara « Bombino » Moctar, surdoué de la guitare et héros folk touareg, connaît bien la vie nomade. Être constamment sur la route pour sa musique tout en se déplaçant perpétuellement dans la région du Sahel en Afrique fait partie de son ADN. Aussi, lorsque la pandémie a bouleversé le monde, Bombino s’est retrouvé dans une zone inhabituelle : rester au même endroit. « J’ai l’habitude de voyager pratiquement toutes les semaines et j’ai été confiné pendant deux ans », explique-t-il depuis sa maison de Niamey, la capitale du Niger. « Le côté positif, c’est que j’ai repris contact avec mon pays et que j’ai passé du temps avec ma famille pour la première fois depuis longtemps. »
C’est ainsi que nous arrive la suite de Deran, paru en 2018, un disque qui a fait de Bombino le tout premier artiste nigérien nommé aux Grammy Awards. Intitulée Sahel en référence à la région qui traverse l’Afrique d’ouest en est, de l’Océan Atlantique à la Mer Rouge, cette nouvelle collection de chansons est l’œuvre la plus personnelle, la plus puissante et la plus manifestement politique de Bombino. C’est aussi son album le plus divers sur le plan sonore, une qualité qu’il s’est efforcé d’atteindre dès le départ et qui est censée refléter directement l’entrelacs complexe de cultures et de peuples qui composent la région du Sahel elle-même. « Je pense tout le temps à la situation difficile des Touaregs, confie l’artiste, et bien que je l’aie toujours abordée dans ma musique, j’ai voulu lui donner une importance particulière dans cet album. »
Pour donner vie aux chansons, Bombino a travaillé en étroite collaboration avec le producteur et mixeur gallois David Wrench (David Byrne, Frank Ocean, Caribou, Goldfrapp, Erasure, The xx, Sampha), et s’est installé avec son groupe dans un studio à Casablanca pendant dix jours pour enregistrer l’album. « Bombino est un musicien incroyable, un des meilleurs avec lesquels j’ai travaillé », confie Wrench avec émotion au sujet du guitariste touareg. « Ce qu’il fait semble facile, mais c’est tellement complexe. C’est un style si raffiné, c’est tellement lui, c’est unique. Il y a toute cette histoire dedans, c’est dingue. » L’admiration est réciproque. Alors que Bombino a eu la chance d’avoir des guitaristes tels que Dan Auerbach et David Longstreth comme producteurs à ses côtés dans le passé, Wrench a apporté un nouveau degré d’expertise.
« Ce que j’aime dans le fait de travailler avec David, c’est l’incroyable finesse de son oreille, l’immense concentration dont il fait preuve en studio, explique Bombino. Rien ne lui échappe. Même les plus petites choses attirent son attention et il se concentre sur les moindres détails du son. » A maintes reprises, Wrench a vu Bombino réaliser une prise étonnante en studio, puis y revenir « et la doubler pour qu’elle soit parfaite. Il opère à un autre niveau. »
Les dix chansons qui composent Sahel abordent des thèmes aussi variés que le sort des Touaregs, la douleur d’un amour perdu ou les folies de la jeunesse. Le premier morceau, « Tazidert », prêche la patience alors que la musique elle-même incite à se lever et à bouger. L’entraînant morceau « Aitma » fait la part belle à la guitare pyrotechnique de Bombino. C’est un appel aux armes lancé dans sa langue maternelle, le tamasheq. « Défendons notre peuple, car nous sommes les mêmes, d’où que nous soyons », dit-il en s’adressant aux Touaregs de toute la région. « Quand on regarde la situation dans chacun des cinq pays qui composent le Sahel (la Libye, l’Algérie, la Mauritanie, le Mali et une partie du Burkina Faso), le peuple touareg n’est pas représenté au sein des gouvernements. » Et ce n’est que tout récemment que la situation a changé au Niger.
Sahel est tourné vers l’avenir et le passé, il s’agit d’un mélange de chansons nouvelles et anciennes, et chacune a trouvé un écho chez Bombino pour une raison ou pour une autre. « Beaucoup de groupes entrent en studio avec une série de morceaux qu’ils ont répétés, mais ce n’est pas comme ça que Bombino travaille, raconte Wrench. Il arrive avec ses sensations du moment, c’est une façon beaucoup plus instinctive d’enregistrer. Il puise dans la mémoire de ces centaines de chansons qu’il a écrites. Il s’abreuve au puits de son propre travail et à celui de sa culture, et en tire ce qui lui semble juste. »
« Si Chilan » (« Deux jours ») est l’une des plus anciennes chansons du vaste répertoire de Bombino, écrite pour la première fois dans les années 1980. « J’aime mettre en avant les chansons qui font partie de mon répertoire depuis très longtemps, mais qui ne sont pas encore apparues sur un album, explique-t-il. Lorsqu’on vit avec une chanson depuis si longtemps, on lui trouve toujours de nouvelles facettes, de nouvelles façons de l’exprimer. C’est en ce sens que la chanson est dynamique, – elle continuera d’évoluer, du moins dans la manière dont je m’identifie à elle et dont je l’interprète. Je la compare à du miel, une bonne vieille chanson est comme le miel, elle se bonifie avec l’âge.
De même, « Nik Sant Awanha » (« Mes frères, je connais notre situation ») date de la fin des années 90 et constitue l’un des pamphlets politiques les plus incisifs de Bombino, qui y déplore les divisions au sein du peuple touareg, les risques de l’exil et une menace existentielle plus grande encore, la perte de la culture touareg. « Même si, géographiquement, le désert du Sahara est notre patrie, tant de Touaregs se voient refuser ou priver de certaines nécessités de base dans toute la région, explique-t-il. C’est ce qui m’a très largement motivé, le type de chansons que je chante et pourquoi. Je veux que les gens pensent aux Touaregs, et représenter ceux qui ne l’ont pas été. Ils ont vraiment besoin d’une voix. »
Outre la perte de représentation au sein des gouvernements de ces pays et l’absence des Touaregs dans la culture dominante, Bombino estime que, même avec l’interconnexion instantanée que les smartphones apportent, « la plus grande menace est celle de la technologie et de la modernisation. Une culture marginalisée comme celle des Touaregs risque de se perdre dans l’homogénéisation culturelle. »
En ce qui concerne les thèmes plus généraux abordés par Bombino tout au long de l’album, le morceau acoustique « Mes Amis », qui clôt l’album en douceur, parle de la jeunesse et de l’amour à sens unique. « Il est important d’évoquer les choses personnelles, de se connecter avec les gens de cette façon, en leur apportant des histoires et des thèmes auxquels ils peuvent s’identifier », explique Bombino, ajoutant que le temps supplémentaire passé chez lui, avec ses enfants, l’a aidé à clarifier son objectif. « Tout ce que je fais est au service de ma famille, pour leur donner, et améliorer leur situation. »
Le rôle de Wrench a été de mettre en valeur Bombino et son groupe de manière à capter le son touareg (qui s’étend sur des siècles) tout en le reliant à notre présent immédiat. Il ne s’agit pas d’une pièce de musée, mais d’un « maintenant » vivant. Si Wrench s’est fait un nom en mixant et en enregistrant du rock psychédélique et de la musique électronique, il considère Bombino comme partie intégrante de ce spectre. « Pour moi, il n’est pas très éloigné de ces domaines. Les rythmes sont tous en 3 au lieu de 4, mais l’effet est similaire : la répétition, l’intensité et le sentiment procurés ne sont pas si éloignés de la techno. A l’écoute, sa musique provoque un effet similaire : elle peut clairement nous emporter dans un ailleurs très différent. »
Avec Bombino comme guide, laissez Sahel vous emporter vous aussi vers cet ailleurs.