Braids
Le trio montréalais Braids — Taylor Smith, Raphaelle Standell-Preston, Austin Tufts — se réinvente artistiquement sur chaque disque. Ces musiciens canadiens évoluent intuitivement, puisant dans des émotions sincères avec un souci du travail bien fait, tout en acceptant de lâcher prise et de se faire confiance, afin de s’immerger complètement dans l’espace-temps d’un album complet. Ce dévouement à l’exploration de leur art a mené à l’une des discographies les plus audacieuses et fluides de la pop expérimentale contemporaine de la dernière décennie. Le groupe voit son histoire comme une série d’actions et de réactions, ou un balancier alternant entre un processus précis et une vaste liberté créative. Inclus sur la courte liste du Prix Polaris, leur premier album, Native Speaker (2011), possédait la pureté d’amis d’enfance s’exprimant musicalement pour la première fois. Flourish // Perish (2013) était plus réfléchi, embrassant les sonorités électroniques afin d’atteindre une certaine perfection. Deep In The Iris (2015), également inclus sur la courte liste du Prix Polaris, en plus d’avoir remporté le prix JUNO de l’Album alternatif de l’année, est revenu à un son hybride plus chaleureux, adoucissant les paramètres. En 2020, après sa plus longue pause à ce jour, Braids est ressurgi avec son œuvre la plus ambitieuse, Shadow Offering, un disque puissant et immédiat, conçu pour être joué en concert. Les fans estiment que la fusion instinctive se produisant sur scène, cette l’énergie « dynamique et excitante » (The New York Times), est l’arme secrète de la formation, qui a donné plus de 500 spectacles autour de la planète et effectué des tournées avec des artistes tels que Future Islands, Purity Ring, et Toro y Moi. Alors, lorsque Shadow Offering a été lancé dans un monde en confinement, le trio a cherché à incarner cette joie et cette spontanéité ludique en studio. Les musiciens se sont réunis pour créer quelque chose de plus libre et rafraîchissant, se laissant porter par des idées réjouissantes dès qu’ils les jouaient. Braids a délaissé les considérations stratégiques et s’est retrouvé à livrer son disque d’amour. L’amour sous toutes ses formes : la fébrilité des débuts, les explosions de désir, les inévitables maladresses… Euphoric Recall, une supernova se manifestant en une collection de chansons pop symphoniques, audacieuses et actuelles.
La complexité de l’amour et de la guérison n’est pas un nouveau sujet pour Braids, mais l’angle avec lequel le groupe l’aborde est inédit. « La façon dont on traite son cœur a un grand impact sur la suite des choses », explique Standell-Preston, qui savourait un nouvel amour, tendre et heureux, lorsqu’elle a entamé les sessions d’enregistrement avec ses acolytes. « Je crois que lorsqu’on part d’un endroit rassurant où on se sent aimé et où on est disposé à aimer, on peut accéder à des zones très intéressantes. » En tant qu’auteure, elle a généreusement puisé dans cet état émotionnel, écrivant souvent sur place, en seulement quelques prises. Les paroles étaient vivantes, grisantes et évocatrices, grâce à une lucidité entière par rapport à elle-même et à une volonté de refléter le moment présent. Smith et Tufts comprenaient intrinsèquement cette épiphanie. Les chansons ont vu le jour avec des rythmes et des textures plus vives, plus décontractées, alors que les musiciens tentaient de recréer le sentiment qui leur manquait en l’absence de concerts. À mi-chemin dans le processus, Smith a réalisé quelque chose qu’il n’a pas voulu interrompre; il a épinglé une note sur son tableau, à l’envers et hors de vue, où était écrit : « DISQUE D’AMOUR ».
Composée, enregistrée, autoproduite et mixée au Studio Toute Garnie, le studio du groupe à Montréal, la musique de Euphoric Recall est à la fois patiente et urgente, luxuriante tout en maintenant son aspect clair et direct. Des éléments vont et viennent au sein d’un univers riche sans jamais être surchargé. Tufts avait une oreille affinée après avoir réalisé des disques pour Devon Welsh, Tess Roby et d’autres, et il savait instinctivement ce que les chansons exigeaient de son jeu de batterie, que ce soit un accompagnement subtil ou des éclats de jazz cathartiques. Smith revenait des profondeurs de ses expérimentations solo et de son travail de studio, et le méticuleux multi-instrumentiste et concepteur sonore avait envie de foncer et d’avoir du plaisir. En plus de la sensualité thématique de l’album, Standell-Preston était portée par la nature dansante de son projet parallèle, Blue Hawaii, ce qui a contribué au désir du trio que son nouveau matériel ait un groove plus viscéral. Ils souhaitaient par ailleurs qu’une présence les guide, s’incarnant en arrangements de cordes. Ils ont composé ces derniers eux-mêmes, en collaboration avec Edwin De Goeij (qui joue par ailleurs du piano sur plusieurs pièces), qui les a aidés à rédiger les partitions qui ont été remises à un ensemble de violoncelle, d’alto et de violons. Les musiciens de formation classique ont été très stimulés par la liberté permise par les structures avant-gardistes; leurs ornementations enveloppent l’album « comme une couverture ou de petites mains retenant les chansons », confie Standell-Preston.
Les cordes apparaissent d’abord lors de la deuxième moitié de la pièce d’ouverture de 9 minutes, « Supernova », où le Braids d’avant cède la voie au Braids nouveau. Les paroles s’éparpillent à travers les associations libres de Standell-Preston, dont la tendance à travailler en soubresauts, en brûlant de mille feux, lui a valu le surnom stellaire qui est devenu le titre de la pièce. Elle fait des collages mariant des textos reçus à une vaste inquiétude politique, jusqu’à ce que la chanson devienne beaucoup plus légère. « I am a Supernova, Nova, known to none but myself and my lover », chante-t-elle alors que les cordes s’élèvent, le piano papillonne, la guitare zigzague et la batterie bat calmement la cadence. Son regard se détourne du chaos incandescent de l’existence, se concentrant plutôt sur l’excitation d’une romance naissante, passant de l’externe à l’interne.
« Apple » est parmi les moments les plus joyeux de toute la discographie de Braids, une célébration des nouvelles possibilités emplissant les yeux d’une amoureuse, qui est consciente des deuils et traumatismes passés, mais dont le cœur est ouvert à tout. « I’ve never wanted to give someone the most beautiful piano », chante Standell-Preston, dont le sentiment se répète (« Spend all my money on you ») de façon de plus en plus prononcée, reflétant l’instrumentation éclatante. Les percussions de Tufts défilent joyeusement, évoquant le Animal Collective des débuts. Les synthés de Smith suivent une séquence d’arpèges qu’il gardait pour le bon démo, contrebalançant agressivement les sonorités plus douces pour créer un effet de shoegaze resplendissant. « Nous n’avons pas dû mettre beaucoup d’efforts sur celle-ci; nous pouvions simplement plonger et nous laisser emporter », raconte Smith.
La confiante et perçante « Evolution » est une chanson pop percutante, qui sert d’amarre au foisonnant album. Standell-Preston livre une mélodie cristalline et désinvolte sur une rythmique tout aussi nette, ponctuée d’explosions de toms et de synthés étincelants. Elle établit un lien entre la patience et l’évolution : « L’évolution en soi est un acte de patience. Notre poursuite de notre individualité, incluant toutes ses nuances émotionnelles, est teintée par une certaine patience de notre part, de la part de ceux que nous aimons et de la part de ceux qui nous aiment. » Une aisance, une luminosité et une magie indescriptible caractérisent cette bombe sans compromis de Braids.
« Left/Right » débute avec une forte réaction sonore de Standell-Preston après qu’elle ait entendu quelque chose pour la première fois en studio, l’une des nombreuses touches d’humour qui confèrent une agréable impression de laisser-aller artisanal à l’album. Puis nous sommes éblouis par sa poésie, alors qu’elle rend hommage à Montréal et aux erreurs que nous faisons durant notre vingtaine. Smith l’accompagne au piano de façon hypnotique, alors que les touches orchestrales s’imposent de plus en plus; la pièce se conclut par une éruption de sonorités frénétiques.
Cette fin abrupte met la table pour « Millennia », une fusion d’electronica céleste et d’émotion terre à terre, où la performance vocale de Standell-Preston est brute et survoltée. Des murs de synthés et de cordes rencontrent les claps d’une boîte à rythmes, des toms tonitruants et des roulements de caisse claire; c’est une transition efficace entre les deux faces du disque. Se dévoilant lentement avec des vrombissements ambiants et des riffs acoustiques, « Lucky Star » exsude une mélancolie intimiste. « I miss you I miss I miss you / I miss you all the time even with you », chante Standell-Preston dans ce qui s’apparente à un air de punk au ralenti.
De nombreuses petites morts et renaissances artistiques ont mené Braids à Euphoric Recall, et ses 13 minutes finales en sont l’ultime synthèse, à travers la patiente poésie pop de « Retriever » et les textures extatiques de la pièce titre. Incluant le tout premier duo entre Standell-Preston et Tufts, on peut entendre divers passages provenant des chansons précédentes, et l’ensemble de cordes en profite également pour improviser et rejouer ses mélodies préférées. Un concept ingénieux, dans l’esprit de Pink Floyd — une référence inattendue, mais appropriée pour cette musique étrange et énigmatique. La progression se conclut par un accord soutenu de synthés, alors qu’on se rappelle tout l’amour ressenti de façon euphorique, fidèlement au titre.