Le collage de France
Après un premier EP remarqué (Rue des Boulet, sortie début 2023), Le collage de France poursuit son investigation des mots et des maux qui agitent l’Hexagone, de son sommet jupitérien (et ses « premiers de cordée ») aux gilets (jaunes) de sauvetage (« ceux qui ne sont rien »), sur un premier album précisant et affinant une écriture singulière. Sur une musique pop baroque et enlevée, mélodieuse et entêtante, Rémi Nation (aussi à l’origine du groupe Orouni) explore plus avant les différentes fonctions du langage pour parler d’amour et de politique en 12 chansons, soulignant l’ambiguïté qui sans cesse habite les mots, les conversations, les discours, et l’incompréhension qui en découle. De l’addiction aux réseaux sociaux (« Autoporté », « Jamais tranquille ») à la fragmentation et au cloisonnement de la société par groupes sociologiques (« L’archipel », inspiré par l’essai de Jérôme Fourquet, L’Archipel français) ou communautés (« La malachite »), en passant par les violences policières (« Le vent du boulet »), la théorie du ruissellement (« Monts et merveilles ») ou l’ingérence des politiques sur nos choix vestimentaires (« Un peu de tenue »), ce sont toutes les injonctions contradictoires et oppressives que Rémi Nation met au jour dans une langue cryptée et ludique.
Car, fidèle à l’idéal populaire et universaliste qui anime l’institution dont il a détourné le nom (le Collège de France, dispensant depuis 1530 des cours gratuits dans tous les domaines des lettres, des sciences ou des arts), Rémi Nation conjugue cette ultra-modernité avec une culture classique, associant librement la fusée Ariane avec celle qui aida Thésée à sortir du labyrinthe (« Flagrance décollée », délicate déclaration anagrammatique), multipliant les recherches formelles (« Les biches et les faons », tout en chœur et cœur, « Méthode au logis », hyper-corrigée quand elle passe de l’oral à l’écrit), évoquant avec tendresse la richesse du langage enfantin (« Le langage de force »). Il y a aussi de la joie, de l’amour et une grande curiosité pour l’autre, tous les autres, dans ces chansons.
C’est d’ailleurs ce qui s’exprime dans la dimension collective de ce projet, incluant de nombreux musiciens, en premier lieu Cyriane Girouard (Aldwin, Cymbaline) qui chante de sa voix claire et aérienne une bonne moitié des paroles de l’album (en solo ou duo), mais aussi Marie Pierre et Ari pour les voix féminines. Enregistré au studio Tropicalia (Paris) et mixé par Guillaume Jaoul, Langage mentdéploie une musique pop ambitieuse et spacieuse, soutenue par l’imperturbable socle rythmique du batteur Antoine Kerninon (Jil Is Lucky) et de la bassiste Théodora De Lilez (Barbagallo, Lucie Antunes). Les guitares coloristes de Jérôme Pichon (Canari, Barbara Carlotti), ou celles plus abrasives de Steffen Charron, et les savantes orchestrations de cordes de Rémi Foucard, et de cuivres par Raphaël Thyss, font varier les ambiances, d’une synthpop aérienne au psychédélisme baroque, donnant à entendre marimba, cor, harpe ou encore clarinette basse. Mais ce sont surtout les mots de Rémi Nation eux-mêmes qui, souvent réduits à leur simple sonorité, se font musique, rythment la chanson, déroulent la mélodie.
Elli & Jacno sur le divan de Lacan, Bashung devisant avec Bourdieu, Gainsbourg répondant au « en même temps » macronien par des expressions à double sens ou à tiroirs, les grands mélodistes anglo-américains (Zombies, Left Banke, Vampire Weekend, Foxygen) conversant avec le linguiste Roman Jakobson, voilà quelques-uns des invités de cette pop francophone virtuose, où les sons et le sens se télescopent en un état des lieux doux-amer, un portrait à la fois dur et tendre de la France en 2024. Opposant la perception du son (le collage) à la recherche du sens (le collège), Rémi Nation et son groupe font de l’évidence pop le support inattendu d’un flow rimé d’associations d’idées, pas si éloigné linguistiquement de certains rappeurs d’aujourd’hui. Avec Langage ment, Le collage de France s’inscrit dans une tradition à la fois ludique et ésotérique, permettant de faire passer en sous-texte, sous-main ou contrebande, des messages codés, qu’ils soient amoureux ou politiques.