MJ Lenderman

Manning Fireworks

Sortie le 06 septembre 2024

ANTI-

Personne ne faisait vraiment attention quand Jake Lenderman enregistrait Boat Songs, son troisième album sous ses initiales MJ Lenderman. Après tout, Jake est alors un guitariste de 20 ans qui travaille chez un marchand de glaces dans sa ville natale d’Asheville, en Caroline du Nord. Il s’échappe chaque fois que possible pour des tournées seul ou avec le groupe qu’il vient de rejoindre, Wednesday.

 

Mais au départ du Covid, alors qu’il vient de fêter ses 21 ans et qu’il a plus d’argent grâce aux aides sociales qu’il n’en a jamais gagné en vendant des glaces, Jake Lenderman profite du luxe soudain que lui offre son temps libre. Chaque jour, il lit, peint et écrit. Chaque soir, lui et ses colocataires, qui sont les membres de son groupe et ses meilleurs amis, boivent et organisent des jams dans leur maison, où ils chantent tout ce qui leur passe par la tête dans un joyeux tintamarre. Certaines de leurs improvisations persistent au matin, jusqu’à former petit à petit Ghost of Your Guitar Solo (2021), puis Boat Songs (2022), enregistré dans un studio digne de ce nom pour une bouchée de pain. Avec ses petites blagues piquantes, ses références sportives astucieuses et ses solos de guitare éraillés, Boat Songs est un succès. Et la même chose se produit avec Wednesday. Tout à coup, les gens commencent à s’intéresser de près à ce que Jake Lenderman peut faire par la suite.

 

La suite, c’est Manning Fireworks. L’album est enregistré au Drop of Sun d’Asheville en multiples sessions de quelques jours, à chaque fois qu’il a un répit entre les tournées. Coproduit avec son ami et collaborateur Alex Farrar, Jake Lenderman y joue de presque tous les instruments. Il ne s’agit pas seulement de son quatrième album et de ses débuts en studio avec ANTI-, mais aussi d’une remarquable évolution de son travail si incisif d’auteur-compositeur et de chanteur, dont l’humour lorgne toujours du côté d’une obscurité qui désoriente. Il écrit et réalise cet album en étant pleinement conscient du regard que Boat Songs a suscité et du fait que les gens s’attendent désormais à quelque chose de plus grand. Plutôt que de s’étioler, cependant, Jake Lenderman utilise cette pression pour se demander quel genre de musicien il voudrait être, le cynique marrant du coin, toujours prêt à dégainer une boutade ou une pique, ou quelqu’un qui peut faire le tri dans sa culture et son lot de répliques pour dire quelque chose de vrai sur lui-même et sur son monde, pour comprendre comment il s’insère dans tout ce bazar.

 

Il choisit évidemment la seconde option. En conséquence, Manning Fireworks est un classique immédiat ; l’introspection et l’observation franches font cohabiter l’esprit et la tristesse 39 minutes durant. Oui, les punchlines sont toujours là, tout comme les solos de guitare dingues qui ont fait de lui le nouveau guitar hero du rock indé. (En parlant de solos, l’avez-vous entendu diriger son groupe, le Wind, sur son succès live de 2023 ?) Mais il y a aussi une sincérité toute neuve: Jake Lenderman laisse les auditeurs apercevoir clairement le monde à travers sa lentille distordue, peut-être pour la première fois. « Please don’t laugh », (« S’il vous plaît, ne riez pas »), murmure-t-il sur ‘Joker Lips’, une chanson magnétique sur la sensation d’être mis à l’écart par les autres. « Only half of what I said was a joke », (« Seulement la moitié de ce que j’ai dit était une blague »). Peut-être entendez-vous un tremblement dans sa voix ? C’est le froncement de sourcils derrière le masque, qui se détache enfin de son visage.

 

C’est peut-être le moment d’en apprendre plus sur l’homme derrière l’artiste. Bien que Jake Lenderman soit un fou de basket originaire de Caroline du Nord (et lui-même un ancien joueur qui a déjà fait 10 paniers en un match), il n’est pas une référence à Michael Jordan. Il s’appelle en fait Mark Jacob Lenderman. Ses parents sont des têtes brûlées qui assistent au festival Bonnaroo dans le Tennessee alors qu’il est encore bébé et qui, comme il l’admet, en savent plus que lui sur la musique moderne. Avant-dernier d’une fratrie de six, il est d’abord enfant de chœur dans une école catholique jusqu’à ce qu’il supplie ses parents d’aller dans le public pour suivre le cursus de musique. Le jeu Guitar Hero change sa vie et le conduit à son obsession pour Jimi Hendrix et les Smashing Pumpkins. Il commence à s’enregistrer sur l’ordinateur portable de sa mère en CM2 en découvrant les premiers travaux de My Morning Jacket. Et c’est suite à ces créations lo-fi maison, qu’il a écrit ses premiers textes à l’adolescence. 

 

Sur Manning Fireworks, ces paroles sont enfin mises en lumière, où la clarté poétique de William Carlos Williams et l’économie de moyens de Raymond Carver croisent les images saisissantes de Harry Crews. C’est évident dès le morceau d’ouverture, où le premier aperçu frappant – un oiseau succombant à une tempête – laisse place à des critiques sur la vertu religieuse, l’opportunisme grossier et les gens qui deviennent tout simplement méchants. Il y a aussi la façon dont, sur ‘Rudolph’, il imagine Flash McQueen (oui, le héros souriant du film d’animation Cars) fauchant une biche pour se demander sans ambages: « How many roads must a man walk down ‘til he learns he’s just a jerk ? » (« Combien de routes un homme doit-il emprunter avant d’apprendre qu’il n’est qu’un crétin ? »).

 

Au cours de la très addictive chanson intitulée ‘Wristwatch’, il est difficile de dire si ce crétin est MJ Lenderman ou quelqu’un d’autre, qui est trop fier de ce qu’il a pour être humble à propos de ce qu’il a abandonné. Il y a en effet ici du doute, de la lassitude, de l’inquiétude et de l’alcoolisme, le tout rendu avec une clarté et un soin qui font ressembler ces chansons à des courts-métrages. Rien de tout cela n’est ésotérique ni obscur, MJ Lenderman présente simplement les angoisses et les enthousiasmes de tous les jours d’une manière troublante.

 

Tout est fait avec grâce sur Manning Fireworks, la tristesse et la honte sont véhiculées par des guitares qui font écho à R.E.M. et à Drive-By Truckers, deux autres grands noms du Sud des Etats-Unis. Portrait à demi-moqueur d’un père qui triche pour traverser la crise de la quarantaine, du moins jusqu’à ce qu’il se fasse prendre et fasse exploser Clapton dans une Ferrari de location en route pour Vegas, ‘She’s Leaving You’ est l’hymne parfait pour tous les enfants qui se sont déjà sentis lésés par leurs parents. Sur l’excellent ‘On My Knees’, sa voix craque sur une guitare électrique en dents de scie alors qu’il se demande ce que veut dire s’amuser dans un monde où tant de gens semblent tellement à côté de la plaque. Même ‘You Don’t Know the Shape I’m In’, un blues acoustique qui rebondit d’abord sur une boîte à rythmes puis sur une caisse claire brossée, avec la voix de MJ Lenderman tracée par Karly Hartzman, semble heureux d’être là, à faire le tri dans ces questions existentielles qu’on a la chance d’avoir. Manning Fireworks est empreint d’une mélancolie durable, mais il semble amical et familier, avec des problèmes qu’on a toujours connus.

 

Non, personne n’a prêté trop d’attention à MJ Lenderman lorsqu’il enregistrait Boat Songs. Et pendant un moment, la quantité d’attention qu’il recevait alors qu’il concevait Manning Fireworks lui est montée à la tête. Mais sur le final, ‘Bark at the Moon’, il est de retour dans sa chambre d’enfant, dans une ville touristique de montagne endormie, renonçant aux grandes villes ou à se transformer pour répondre aux attentes de quiconque. À la place, il joue à Guitar Hero jusqu’au petit matin, redevenant un enfant qui tombe amoureux de la musique rock à nouveau. Il pousse un hurlement enjoué, comme la bête dans le tube d’Ozzy. Lui et ses amis disparaissent pendant les sept minutes qui suivent, son solo de guitare noyé dans un drone rugissant qui rappelle les disques de Sonic Youth qu’il adore, ceux qui ont été produits peu après sa naissance. C’est une joyeuse évasion et un moment important. MJ Lenderman est encore en train de faire le tri entre les chansons qu’il veut écrire et il se rappelle qu’elles peuvent aller où il veut, comme elles l’ont fait lors de ces jams nocturnes à la maison, et peu importe qui regarde aujourd’hui.