nous étions une armée
« Nous étions une armée, ça veut dire : je suis seul. Ça veut dire : je suis seul, mais hier… Et si hier, alors demain, peut-être… Ça veut dire ça. » Le premier EP de Nous étions une armée s’ouvre comme ça. Une voix a cappella nous parle, sans mélodie, sans artifice, sans rien. Elle répond en partie à l’énigme que le groupe est venu poser dans le paysage musical français : un nom qui interroge tout le monde mais que personne n’oublie ; un style inqualifiable ; quarante concerts dans toute la France sans un seul titre sur les plateformes. Le duo multiplie et revendique les contradictions. Il se produit dans les squats et les bars de la scène post-rock, partage le plateau avec Hint (noise rock) et Birds In Row (post hardcore), mais enchaîne les plus grosses salles de France en première partie de Feu! Chatterton, Benjamin Biolay (Le Liberté, La Coopérative de Mai, Paloma, Le Radiant Bellevue…), ou Hervé à La Cigale. Il collabore également avec le théâtre en composant la musique originale de La prochaine fois que tu mordras la poussière, adapté du best-seller de Panayotis Pascot, mis en scène par Paul Pascot et créé en novembre 2024 au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Il signe pour le live avec le géant Décibels Productions mais décide de rester entièrement indépendant pour tout le reste : le duo produit, enregistre, mixe lui-même tous ses titres, réalise ses propres clips et ses pochettes, dans une complicité presque fraternelle. Au-delà des paradoxes, il y a surtout la volonté de faire exploser les cases, de proposer en français une musique radicale et incarnée, de rester insaisissable.
« Non, rien n’arrive quand on l’attend. » (rendez-vous)
Après un passage très remarqué aux ïNOUIS du Printemps de Bourges, au MaMA Festival, aux Bars en Trans et à l’Hyper Weekend Festival de Radio France, depuis toujours, j’ai l’impression que ma vie est sur le point de commencer est la première sortie officielle du groupe. Il a été entièrement réalisé par le duo, Léo Nivot et Rémi Le Taillandier, dans une maison d’Uncey-le-Franc, un village de Bourgogne de 46 habitants.
« Il y a des secondes qui bouleversent toute une vie. Il y a des secondes qui sauvent. » (héros)
Nous étions une armée, c’est donc d’abord une voix qui parle. Et parler sur de la musique, c’est souvent rêver de briser la frontière entre l’art et la vie, en dépossédant la voix des artifices du chant. Sans mélodie, sans rime, sans métrique régulière, la voix tente d’inventer sa propre poétique, pour atteindre une forme d’intimité suprême, proche de la confession. Dans cette proximité, les textes cherchent bien sûr une résonance avec l’intimité de celui qui l’écoute, mais aussi avec la réalité tout autour. Dans une langue très imagée qui rappelle Bashung et Kae Tempest, la voix cherche à provoquer des visions et à créer des sensations, au lieu de simplement exprimer ce qu’elle ressent.
Malgré l’omniprésence de l’électronique dans des synthés et des boîtes à rythmes qui peuvent rappeler le travail de Thom Yorke en solo, les morceaux sont avant tout portés par des guitares électriques dont la mélancolie évoque Mogwaï ou Black Country New Road. Dans cet univers très sombre, une dualité permanente existe entre la nostalgie d’un passé idéalisé et la quête d’un futur qu’on se force à imaginer radieux. Les chansons sont toutes tiraillées entre une profonde mélancolie et un élan vital qui nous ordonne de résister. Le projet du groupe est bien de faire coexister ce paradoxe : c’est souvent en acceptant la tragédie qu’on trouve la force d’y faire face.
Assiégé par les souvenirs de Rendez-vous et Pour plus tard, La vie éternelle se construit par exemple comme une grande prière prononcée au futur, pour affronter le présent. Mais le « très long voyage » de Héros, qui conclut l’EP, se termine par un cri terrible et déchirant : « C’est un bonheur trop grand pour moi ! Ce sont des larmes de joie ! » qui résonne encore une fois comme une énigme. Faut-il croire ce que le texte dit, ou croire ce que son interprétation raconte ?
« J’avais vécu comme si ta vie en dépendait. Il faudra mourir en héros. » (héros)
Bouleversé par Nick Cave et par Fontaines D.C., le duo propose lui aussi des performances scéniques très incarnées, où les guitares électriques accompagnent la voix jusque dans le hurlement. Le parlé-chanté impose d’ailleurs une certaine théâtralité revendiquée par le groupe, selon les mots d’Antonin Artaud : « L’acteur doit brûler sur les planches comme un supplicié sur son bûcher. » Lors de ces concerts au dénouement presque sacrificiel, on comprend que la musique du duo, si elle doit toucher, nous touchera en plein cœur.