Squirrel Flower
A une heure au sud de Chicago, le long des rives du lac Michigan, se trouvent les Dunes de l’Indiana, une zone littorale protégée qui a acquis le statut de parc national en 2019. Quand Ella Williams a visité les dunes pour la première fois, elle a été impressionnée par la juxtaposition de leur splendeur naturelle et du corridor industriel du nord-ouest de l’Indiana qui les entoure. « A chaque fois que j’y vais, ça change ma vie », confie-t-elle sans la moindre exagération. « On se trouve dans les marais, avec à gauche une usine sidérurgique qui crache du feu, et à droite une centrale nucléaire. » Sur l’autre rive on aperçoit Chicago, tours étincelantes nées de l’acier forgé ici. Les chansons d’Ella Williams prennnent corps dans l’environnement où elles sont écrites, enfantées du monde même qu’elles reflètent avec tant d’éclat. C’est dans les dunes que vit son nouvel album, le magnétique Tomorrow’s Fire.
La musique que produit Williams sous le pseudonyme de Squirrel Flower a toujours véhiculé un sentiment d’appartenance puissant. Autoédité en 2015, l’EP de ses débuts, early winter songs from middle america, avait été écrit durant sa première année dans l’Iowa, – où les mois d’hiver feraient paraître charmants ceux de Boston, sa ville natale. De disque en disque, Squirrel Flower s’est forgé une base de fans au-delà de la scène indé de Boston. Le dernier en date, Planet (i), avait été inspiré par l’inquiétude liée au changement climatique, tandis que l’EP qui a suivi, Planet, a marqué un tournant important dans la carrière féconde de Williams : cette collection de démos était son premier disque autoproduit depuis un petit bout de temps. Forte d’une confiance renouvelée comme productrice, elle a réalisé Tomorrow’s Fire aux Drop of Sun Studios d’Asheville aux côtés de l’ingénieur Alex Farrar (Wednesday, Indigo de Souza, Snail Mail). Travaillant sans relâche durant de longues sessions, Williams et Farrar ont enregistré de nombreux instruments, construisant les chansons ensemble au cours de la première semaine. Puis ils ont monté un groupe de studio, avec Matt McCaughan (Bon Iver), Seth Kauffman (Angel Olsen band), Jake Lenderman (aka MJ Lenderman) et Dave Hartley (The War on Drugs).
Alors que ses premiers travaux étaient souvent feutrés et minimalistes, il y a toujours eu une tempête à peine contenue dans la musique de Williams. Tomorrow’s Fire est cette tempête qui éclate, un disque de rock, fait pour qu’on l’écoute fort. Comme pour signaler ce changement, l’album s’ouvre sur l’envolée de « i don’t use a trash can », une relecture de la toute première chanson de Squirrel Flower. Elle y fait un clin d’œil à ses premiers concerts, lorsque sa voix lui gagnait le silence des salles. Les singles « Full Time Job » et « When a Plant is Dying » racontent le désespoir absolu qui accompagne la vie d’artiste et la lutte contre un monde où il n’est pas facile d’en être un. La frustration qui transparaît dans les paroles de Williams se retrouve dans la production débridée et féroce du morceau. “There must be more to life/ Than being in time” (« Il doit y avoir plus important dans la vie / Que d’être à l’heure »), chante-t-elle sur le refrain grandiose de l’album. Des paroles comme celles-ci sont destinées à devenir des hymnes, et Tomorrow’s Fire en regorge. “Doing my best is a full time job/ But it doesn’t pay the rent” (« Faire de mon mieux c’est un boulot à plein temps / Mais ça paie pas le loyer »), chante Williams dans « Full Time Job » sur des larsens qui s’emballent. Son débit régulier vient mettre de l’ordre dans cette chanson qui a pour thème central la perte de contrôle.
L’album glisse sans peine sur les états d’âme, la légèreté et la pesanteur. « Intheskatepark », écrit à l’été 2019, sonne quatre ans plus tard comme une dépêche provenant d’un monde révolu. La production pop écorchée fait un clin d’œil à Guided By Voices, alors que Williams chante à propos de l’écrasant soleil d’été. “I had a light” (« J’avais une lumière »), répète Williams avec tristesse sur « Stick », d’une voix à la fois douloureuse et puissante, avec dans le cœur une rage qui grandit à mesure que la chanson se déploie, et explose dans la seconde moitié du morceau. « Cette chanson parle du fait de ne pas vouloir faire de compromis, d’être au bout du rouleau », explique Williams. « Stick » exploite cette exaspération et la transforme en un cri de guerre pour tous ceux qui sont épuisés mais qui ont l’impression de ne pas travailler assez dur, qui ont dû trouver un emploi qu’ils détestent pour payer leur loyer, qui ont perdu leur lumière et ne parviennent pas à la récupérer.
Il est important de retrouver cette lumière. « J’ai l’impression de m’être perdue pendant un certain temps, reconnaît Williams, en essayant d’être celle que je pensais que les gens voulaient que je sois, étouffée par la pression de comment j’étais perçue. Aujourd’hui, je veux être sans concession, sans compromis. » Des modèles comme Kim Gordon, Patti Smith et PJ Harvey, ainsi que l’inspiration de ses contemporains et de ses amis ont conduit Williams à la version la plus intransigeante de sa musique.
Williams cite également Jason Molina, Tom Waits et Bruce Springsteen comme sources d’inspiration pour Tomorrow’s Fire, des musiciens capables d’écrire en se mettant dans la tête d’un autre et de raconter l’histoire d’une vie en quatre minutes à peine. « Les chansons que j’écris ne sont pas toujours autobiographiques, mais elles sont toujours vraies », déclare Williams. Springsteen ne se laisse entendre nulle part aussi clairement que sur « Alley Light », une chanson électrisante racontée du point de vue d’un gars malchanceux dont la voiture est condamnée à lâcher d’un jour à l’autre et dont la fille ne rêve que de s’enfuir. L’album a un petit côté vintage, mais « Alley Light » évoque les sentiments de perte très familiers qui vont avec la vie dans une ville du XXIème siècle, où tout change en un rien de temps. Williams note : « Il s’agit d’un homme en moi, ou d’un homme que j’aime, ou même d’un homme qui m’est étranger. »
Springsteen nous ramène également à l’un des thèmes récurrents les plus forts pour Williams, à la fois sur cet album et tout au long de sa carrière : la famille. Si les membres de sa famille musicale ont souvent joué sur les albums précédents, « Canyon » raconte une anecdote au sujet de sa mère. Adolescente, elle s’était un jour rendue en cachette à un concert de Springsteen avec son petit ami. « C’était une rebelle, dit Williams, j’en apprends toujours plus sur moi-même à travers les récits de sa vie et je voulais lui rendre hommage. » Le son puissant de « Canyon » résonne comme des rochers se décrochant d’une falaise et se brisant dans leur chute. Le vaste panorama naturel y rencontre le monde industriel : des enregistrements de terrain, de métal broyé, réalisés par son frère ouvrier sidérurgiste à son travail se superposent au mur de guitares.
Tomorrow’s Fire pourrait sonner comme le titre d’un album d’apocalypse, mais ce n’est pas le cas. Il fait référence au titre d’un roman que l’arrière-grand-père de Williams, Jay, avait écrit sur un troubadour, d’après un vers du poète médiéval français Rutebeuf, lui-même troubadour : « Les espoirs de demain me fournissent mon dîner / Le feu de demain doit réchauffer ce soir. » (“Tomorrow’s hopes provide my dinner/ Tomorrow’s fire must warm tonight.”) Des siècles plus tard, cette citation parle à Williams, qui décrit le feu comme un outil à manier face au nihilisme. Le feu de demain est ce qui nous réconforte, ce qui nous permet de nous sentir bien le matin, la façon dont nous éclairons le chemin sur lequel nous marchons. « Nous devons peut-être essayer un peu plus chaque année d’être enjoués, de repousser l’amertume, dit Williams à propos des leçons apprises de son ancêtre, mais ça vaut toujours le coup de rester enjoués et optimistes, même si les enjeux sont immenses. »
Le dernier morceau, « Finally Rain », évoque ce que ça a d’ambivalent pour un jeune d’être confronté à la catastrophe climatique. Le dernier couplet est un hommage à ses proches : “We won’t grow up.” (« Nous ne grandirons pas. ») Le constat est brutal, mais c’est aussi un manifeste. S’engager résolument dans une vie où l’on ne « grandit » pas, où on continue de s’émerveiller tant qu’on est là.