TEKE::TEKE
En regardant le ciel un après-midi, Maya Kuroki a repéré un nuage qui semblait comme avoir été mordu. Un mot est immédiatement venu à l’esprit de la chanteuse de TEKE::TEKE. « Hagata est un mot très profond, pour parler de quelque chose de présent mais aussi qui subsiste de quelqu’un ou de quelque chose qui n’est plus là, explique-t-elle. C’est comme se réveiller d’un rêve, ou être connecté à l’autre côté de quelque chose. » Le groupe de rock psychédélique connaît bien cette dualité, le partage de la réalité entre passé et présent, entre mélodies complexes et interludes feutrés, action intense et réponse persistante. Sur leur nouvel album, le bien nommé Hagata (à paraître le 9 juin chez Kill Rock Stars), le groupe montréalais explore le fait d’emprunter plusieurs chemins en même temps ; chacune des chansons est connectée au titre.
Le premier album de TEKE::TEKE, Shirushi, sorti en 2021, avait été élaboré à partir d’un soigneux assemblage d’innombrables éclats de folk japonais, de psychédélisme, de rock garage brésilien et d’autres influences lointaines. Au cours des longs mois de tournée qui suivirent, le groupe a fait la part belle à l’expérimentation libre tout en en tirant les leçons. De retour en studio, ils ont privilégié le hagata plutôt que de se résoudre à choisir telle ou telle voie. « Nous avons emprunté deux chemins à la fois ! », explique le guitariste et songwriter Sei Nakuchi Pelletier. Ce principe a imprégné tout le processus de Hagata, depuis les sessions d’enregistrement jusqu’à l’album proprement dit.
« Garakuta », premier extrait de l’album, sur lequel s’ouvre celui-ci, mène la charge, alliant intensité et moments de méditation, comme un champion de saut en hauteur trouve la félicité au point culminant du bond, lors de la suspension. Accompagnée par une flûte et une guitare majestueuses, une section rythmique tonitruante et des chœurs rocailleux, Kuroki lance un cri de ralliement inondé de réverbération, qu’elle qualifie de « chanson de rébellion pour tout ce qui a été jeté hors de ce monde. » Et alors que le grondement psychédélique du groupe atteint son paroxysme, son japonais se transforme en un souffle mélodieux pour dépeindre un paysage composé de fleurs en plastique, de neige en polystyrène et de montagnes de téléphones portables.
Une autre synchronicité de taille s’est produite après que les membres du groupe ont repéré le studio du producteur Daniel Schlett à Brooklyn. Ils y ont appris qu’il travaillait également dans un espace identique, situé dans la ville pittoresque de Mountain Dale, dans l’État de New York. Le groupe a opté pour ce cadre rural, profitant du grand air et cuisinant avec des légumes biologiques apportés par le propriétaire du studio, Josh Druckman. « Son jardin a largement contribué à l’enregistrement, s’amuse Pelletier. On voulait s’aventurer plus loin dans l’univers de TEKE::TEKE, pour enrichir tous les sens, et le fait de nous sentir à l’aise a vraiment fait la différence. »
Le deuxième single, « Gotoku Lemon », directement lié à cette sensation de confort, est bâti sur un rythme traînant et bas, avec un assemblage de guitares et de cuivres. Toujours capable de passer d’un murmure enjôleur à un gémissement dramatique en un instant (et de toucher à l’éventail de toutes les émotions et de tous les tons entre ces deux extrêmes), la voix magistrale de Kuroki est pleinement mise en valeur, se pliant tantôt à une syllabe grognée, tantôt à un chuchotis expiré. Et alors que le flûtiste Yuki Isami et le tromboniste Etienne Lebel avaient apporté une coloration unique à Shirushi, Hagata perfectionne encore ces qualités au gré d’arrangements inventifs, passant d’harmonies serrées à des lignes de solo.
Le troisième single de Hagata, « Doppelganger », confirme le goût du groupe pour les compositions cinématographiques. « J’ai écrit la musique de ce titre dans l’optique de toucher à une ambiance pop très années 70, plus particulièrement les disques que nos parents écoutaient quand on était enfants, comme Nakajima Miyuki », explique Pelletier. La guitare de Hidetaka Yoneyama chevauche la basse caoutchouteuse de Mishka Stein, Ian Lettre sautille sur les cymbales comme si l’éclat de la lumière se reflétant sur le métal ondulant était aussi important que le son. Alors que Kuroki commençait à écrire des paroles sur le thème du double, Pelletier s’est souvenu du film La Double Vie de Véronique, du réalisateur polonais Krzysztof Kieślowski, qui raconte l’histoire de deux femmes qui ne se sont jamais rencontrées et qui vivent dans des endroits différents du monde, mais qui semblent pourtant partager un lien surnaturel. Alors les membres du groupe ont regardé le film ensemble avant de terminer la chanson. « C’est à ce moment-là qu’on a décidé d’ajouter des arrangements de cordes et d’opter pour une ambiance à la Serge Gainsbourg ou à la Jean-Claude Vannier, raconte Pelletier. En conséquence, le groupe explore un lien similaire et insoluble : entre le passé et le présent, entre le Canada et le Japon, entre des identités multiples vécues en même temps.
De la tendre « Jinzou Maria » à la grondante « Yurei Zanmai », les chansons de Hagata déclinent la sensation étrange et tout à la fois familière qui émane du titre de l’album. Elles portent la trace du changement et une marque intime. Pourtant la force derrière cette marque reste hors de portée, comme un fantôme, comme une énergie vers laquelle on ne cesse de tendre la main. En fin de compte, la réponse à la question de savoir comment la morsure s’est produite, est bien moins excitante que la morsure elle-même. Avec Hagata, TEKE::TEKE va au-delà de l’idée d’emprunter plusieurs chemins, en existant plutôt si pleinement dans l’espace entre ces chemins, que les contraintes habituelles de la création ne s’appliquent plus. « Nous n’avons pas besoin de nom, de corps, de voix, de mensonges, de vérité ou de honte, déclare Kuroki. Les fantômes sont à jamais libres et continuent de danser. »